4/21/2018

France Culture : La radicalité en question

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9/19/2013

De la méthode scientifique


Yvan Dutil, le 3 septembre 2013, 11h11
La méthode scientifique est probablement l’outil intellectuel qui a eu le plus d’impact sur l’humanité. Pourtant, il semble être méconnu, même de la part de certains scientifiques.

4/02/2007

Diogène Laërce : Epicure

Traduction Robert Genaille, 1933

Épicure, fils de Néoclès et de Chérestrate, Athénien du dème de Gargettios, de la race des Philaïdes (cf. Métrodore : de la Noblesse). D’autres auteurs (cf. Héraclide, abrégé de Sotion) disent qu’il fut élevé à Samos, ville dont les Athéniens avaient fait une clérouquie[1], et qu’il vint à Athènes à dix-huit ans au temps[2] où Xénocrate dirigeait l’Académie, et où Aristote séjournait à Chalcis. Après la mort d’Alexandre de Macédoine, les Athéniens tombèrent au pouvoir de Perdicas[3] et Épicure s’en alla à Colophon rejoindre son père. Il y vécut un certain temps, y créa une école, et revint à Athènes sous l’archontat d’Anaxicrate. Il philosopha d’abord en commun avec les autres philosophes, puis il créa une secte particulière qui prit son nom[4]. Il dit lui-même qu’il commença à étudier la philosophie à quatorze ans. L’Épicurien Apollodore (Vie d’Epicure, I) prétend qu’il vint à la philosophie par dégoût de la grammaire et parce que les grammairiens étaient incapables de lui expliquer le chaos d’Hésiode.

Hermippe déclare qu’il fut d’abord maître de grammaire, et qu’il s’adonna à la philosophie pour avoir lu les livres de Démocrite. Timon l’a raillé en ces termes :

Le dernier physicien et le plus terrible, venu de Samos,

Maître de grammaire, le plus grossier des êtres vivants.

Sur ses conseils, les trois frères d’Épicure : Néoclès, Chérédème et Aristobule, s’adonnèrent aussi à la philosophie (cf. Philodème l’Épicurien, des Philosophes, livre X). On ajoute à ses disciples son esclave nommé Mus (cf. Myronianos, Histoires semblables). Le Stoïcien Diotime, qui le haïssait, l’a très vilainement calomnié en produisant comme d’Épicure cinquante lettres scandaleuses. Un autre auteur a fait comme lui, et donné à Épicure des lettres ordinairement attribuées à Chrysippe. Le Stoïcien Posidonius, Nicolaos, Sotion (Vingt-quatre preuves à Dioclès en douze livres) et Denys d’Halicarnasse ont fait de même. Ils ajoutent les détails suivants : Épicure allait avec sa mère dans les maisons lire des purifications, et comme son père, il enseignait l’alphabet à prix d’argent. Un de ses frères était débauché, lui-même vivait avec une catin nommée Léontia. Il s’attribua l’ouvrage de Démocrite sur les atomes et celui d’Aristippe sur le plaisir. Il n’était pas né citoyen grec (cf. Timocrate et Hérodote de la Jeunesse d’Epicure). Il flatta laidement Mithra, agent de Lysimaque, et l’appela dans ses lettres Péan et Roi. Il loua et flatta encore Idoménée, Hérodote et Timocrate, qui avaient fait connaître ses livres. Dans une lettre à Léontia, il écrit : « Par Apollon, ma chère petite Léontia, j’ai été bien agréablement ému en lisant ta lettre. » A Thémista, femme de Léonteus, il écrit : « Je serai bien malheureux si vous ne venez me voir et j’irai, croyez-le, rapide comme le vent, là où Thémista me dira d’aller. » Il écrivit encore au jeune Pythoclès : « Je resterai assis à attendre ton retour charmant et divin. » Une autre fois, il écrivit à Thémista sa décision de la conseiller (cf. Théodore, Histoire d’Épicure, livre IV,[5]). Il a encore écrit à d’autres prostituées, mais surtout à Léontia, que Métrodore aima comme lui. Dans son livre du Souverain bien, il écrit ceci : « Pour moi, je ne sais pas ce que je pourrai appeler bien, si j’ôte les plaisirs de la table, de l’amour, de la conversation, et des belles choses. » Et dans sa lettre à Pythoclès, « Fuis toute discipline, bienheureux, à voiles dépliées », écrit-il.

Épictète l’appelle immoral, et le poursuit de ses injures. Et Timocrate (des Joies), le frère de Métrodore, qui quitta son école après avoir été un moment son disciple, dit qu’Epicure vomissait deux fois par jour tant il mangeait. Il raconte encore qu’il eut de la peine à trouver la force de fuir ses philosophies nocturnes, et son genre de vie mystique. Il dit encore qu’Épicure, qui raisonnait mal, faisait encore bien plus de fautes dans sa vie, qu’il était très faible de corps, au point que, pendant de nombreuses années, il ne pouvait se lever seul de son siège, et que, cependant, il dépensait chaque jour une mine[6] pour la table (cf. la lettre qu’il a écrite à Léontia et celle aux philosophes de Mytilène). Il dit encore que Métrodore et lui fréquentaient bien d’autres prostituées, comme Marmarios, Hédéia, Érotios et Nicidios. Dans les trente-sept livres qu’il a écrits, sur la nature, Timocrate révèle encore bien des faits analogues, en contredisant Nausiphane et d’autres philosophes, et il dit en un passage exactement ceci : « Plus que d’autres Épicure accouche par la bouche de la jactance sophistique, comme font beaucoup d’affranchis. » Épicure d’ailleurs a écrit dans ses lettres à Nausiphane : « Timocrate est tombé dans une telle insolence qu’il m’a injurié et qu’il s’est appelé mon maître. » Timocrate l’a en effet traité de tous les noms : « entrailles, ignare, menteur, débauché ».

N’appelle-t-il pas encore les disciples de Platon flatteurs de Denys, et Platon lui-même un homme cousu d’or, et Aristote un prodigue, qui après avoir mangé tout son patrimoine, a fait le métier de soldat, et vendu des remèdes. Il appelle Protagoras portefaix, scribe de Démocrite, et maître d’école de village. Il appelle Héraclite trublion, et Démocrite Léroclite[7]. Il nomme Antidore Sainidore[8]. Il appelle les Cyniques les ennemis de la Grèce, les dialecticiens des grands envieux, et Pyrrhon un ignorant et un sot. Voilà tout ce que des écrivains ont osé dire d’Épicure, mais tous ces gens-là sont des fous.

Car on a des témoignages suffisants de son incroyable justice envers tous : sa patrie qui l’a honoré de vingt statues de bronze, tous ses amis, si nombreux que des villes entières ne suffiraient pas à les contenir, et ses disciples, qui sont restés fidèles à sa doctrine (excepté Métrodore de Stratonice, qui alla trouver Carnéade, parce que, sans doute, il ne pouvait supporter l’extrême bonté d’Épicure) et la succession continuelle de cette école, qui a seule subsisté, quand toutes les autres se détruisaient, parce qu’il y eut toujours d’innombrables disciples pour succéder à des disciples. Que l’on songe encore à son amour filial, à sa bienfaisance à l’égard de ses frères, à sa douceur pour ses domestiques, mise en évidence par son testament, et ce fait qu’il les admettait à son enseignement philosophique, puisque le plus célèbre de ses disciples fut ce Mus que j’ai cité plus haut. En un mot, il était un ami de tous les hommes. Que dire de sa piété à l’égard des dieux ? de son amour pour sa patrie ? C’est par excès de modestie qu’il ne prit pas part au gouvernement. Quand la situation était difficile, il continua de rester en Grèce, et n’alla que deux ou trois fois en Ionie, pour voir des amis qui lui arrivaient de tous côtés, et venaient vivre avec lui dans son jardin[9] qu’il avait acheté quatre-vingts mines[10] (cf. Apollodore).

Dioclès (Examen des philosophes, livre III) dit qu’il vivait de la façon la plus sobre et la plus simple : « Un verre de vin lui suffisait, et il buvait de préférence de l’eau. »

Épicure n’admettait pas que ses disciples et lui fissent bourse commune, comme faisait Pythagore, qui déclarait que tout est commun entre amis. Il voyait là une attitude de gens défiants et peu sûrs et non d’amis. Il nous dit lui-même dans ses lettres qu’il se contentait de pain rude et d’eau, et encore : « Va me chercher un fromage de Cythnos[11], afin que je puisse faire un meilleur repas, quand il m’en prendra fantaisie. »

Tel était cet homme, qui a déclaré que le bonheur était le souverain bien, comme le dit Athénaios dans ses Epigrammes :

Hommes, vous faites le mal, et pour un gain vil,

Vous vous lancez dans les querelles et dans les guerres,

Mais le vrai sage se tient dans une sage limite ;

Les vaines querelles mènent à des impasses.

Voilà ce que le sage fils de Néoclès a appris

Des Muses ou du Trépied sacré de la Pythie.

Nous le saurons mieux d’ailleurs en étudiant ses théories et ses paroles. Il aimait surtout parmi les anciens Anaxagore (cf. Dioclès), qu’il a pourtant parfois contredit, et Archélaos, le maître de Socrate. Il exerçait ses élèves, nous dit le même auteur, à bien tenir en leur mémoire ses propres écrits. Apollodore (Chroniques) dit qu’il fut disciple de Nausiphane et de Praxiphane. Mais Épicure le nie dans une lettre à Euryloque où il déclare s’être formé lui-même. Tout comme Hermaque, Épicure nie qu’il y ait eu un philosophe nommé Leucippe, dont quelques-uns, entre autres l’Épicurien Apollodore, prétendent qu’il fut le maître de Démocrite. Démétrios de Magnésie dit qu’Épicure fut élève de Xénocrate.

Il nommait les choses avec la plus scrupuleuse précision, mais le grammairien Aristophane le critique, parce qu’il trouve son style trop personnel. Il était cependant très clair, et dans son traité de rhétorique, il déclare ne chercher qu’une qualité : la clarté. Dans ses lettres, au lieu d’écrire à la fin : « Salut », il écrivait, « Soyez heureux » ou «Vivez honnêtement ». Ariston (Vie d’Epicure) dit qu’il a tiré son ouvrage du Canon du Trépied de Nausiphane, dont il fut l’élève, comme il fut à Samos celui du Platonicien Pamphile. Il ajoute qu’il commença à étudier la philosophie à l’âge de douze ans, et qu’il créa son école à l’âge de trente-deux ans. Il naquit, selon Apollodore (Chroniques), la troisième année de la cent neuvième olympiade[12] sous l’archontat de Sosigène, le sept du mois de Gamélion[13], sept ans après la mort de Platon. Agé de trente-deux ans, il fonda d’abord sa secte à Mytilène et à Lampsaque pendant cinq ans, puis il la transféra à Athènes et il mourut vers la deuxième année de la cent vingt-septième olympiade[14] sous l’archontat de Pytharate, à l’âge de soixante-douze ans. Il eut pour successeur à la tête de son école Hermarque de Mytilène, fils d’Agémarque. Il mourut (cf. Hermarque, Lettres) de la pierre qui retenait ses urines, après une maladie de quatorze jours. A ce moment, Hermippe dit qu’il se mit dans une baignoire de bronze remplie d’eau chaude et demanda qu’on lui donnât du vin pur.

Il exhorta ses amis présents à ne jamais oublier ses préceptes, et mourut, et j’ai écrit sur lui cette épigramme :

Adieu, n’oubliez pas mes préceptes, ce furent d’Épicure

Les derniers mots à ses amis quand il mourut,

Car il était entré dans une baignoire chaude, et

But du vin pur, et s’en alla dans le froid Hadès.

Telle fut la vie de ce philosophe, et telle sa mort. Voici quel fut son testament :

Par ce testament, je donne tous mes biens à Amynomaque de Batté[15], fils de Philocrate, et à Timocrate de Potamos, fils de Démétrios, selon la donation faite à chacun et inscrite dans le Métroon, aux conditions suivantes : ils donneront le jardin et les biens y attenant à Hermarque de Mytilène, fils d’Agémarque, à ceux qui philosophent avec lui, et à ceux qu’Hermarque pourra choisir comme ses successeurs dans la direction de l’école, pour y vivre en philosophant. De même, à tous ceux qui philosopheront sous mon nom, afin qu’ils conservent avec Amynomaque et Timocrate, dans la mesure du possible, l’école qui est dans mon jardin, je le leur donne comme un dépôt, à eux, et à leurs successeurs, de la façon qui sera la plus sûre, afin que ceux-là aussi à leur tour conservent le jardin exactement comme eux. Mes disciples le leur transmettront.

Ma maison qui est à Mélite[16], Amynomaque et Timocrate la donneront à habiter à Hermarque et à ceux qui philosopheront avec lui tant qu’Hermarque vivra. Le revenu des biens laissés par moi à Amynomaque et Timocrate, ils l’utiliseront dans la mesure du possible, en recherchant avec Hermarque ce qu’il convient de faire pour célébrer des sacrifices anniversaires de la mort de mon père, de ma mère et de mes frères, et l’anniversaire de ma naissance, selon la coutume dans la première dizaine de Gamélion, chaque année, et aussi pour que l’assemblée des philosophes de ma secte, qui a lieu le vingt de chaque mois, soit consacrée à mon souvenir et à celui de Métrodore. On célébrera aussi, comme je l’ai toujours fait, l’anniversaire de mes frères dans le mois de Poséidon[17] et celui de Polyène dans le mois de Métagéitnion[18].

Amynomaque et Timocrate prendront soin encore d’Épicure, fils de Métrodore, et du fils de Polyène, tant qu’ils philosopheront et vivront avec Hermarque, et de même de la fille de Métrodore ils prendront soin, et quand le moment sera venu, ils la marieront à un homme qu’Hermarque choisira parmi ses disciples, à condition qu’elle soit honnête, et obéissante envers Hermarque.

Amynomaque et Timocrate leur donneront sur mes revenus ce qu’ils croient leur être nécessaire chaque année, en accord avec Hermarque. Ils institueront Hermarque codirecteur avec eux de mes revenus, afin que tout soit fait sur les conseils de cet homme, qui a vieilli avec moi dans l’étude de la philosophie, et qui est resté après moi comme chef de notre secte.

Pour ma fille, quand elle sera en âge d’être mariée, Amynomaque et Timocrate lui compteront une dot en prenant sur mon bien ce qui leur paraîtra suffisant, avec l’avis d’Hermarque.

Ils prendront soin aussi de Nicanor comme j’ai fait moi-même, afin que tous ceux qui ont philosophé avec moi, mis leurs biens en commun[19], participé à notre vie familière, et choisi de vieillir avec moi dans l’étude de la philosophie, ne manquent jamais du nécessaire, autant que je le pourrai faire. On donnera tous mes livres à Hermarque. S’il arrive quelque chose à Hermarque, avant que les élèves de Métrodore ne soient élevés, Amynomaque et Métrodore en prendront soin, afin que s’ils sont honnêtes, ils aient le nécessaire pour vivre, autant qu’il se pourra faire d’après mes revenus. Et pour tout le reste, qu’ils appliquent toutes mes dispositions dans la mesure où chacune peut être appliquée. J’affranchis enfin, parmi mes esclaves, Mus, Nicias, Lycon et Phèdre.

Au moment même de sa mort, il écrivit à Idoménée la lettre suivante :

C’est à l’heureux et dernier jour de ma vie que je t’écris cette lettre. Mes intestins et ma vessie me causent une souffrance inexprimable. Mais pour compenser toutes ces douleurs, je puise une grande joie dans le souvenir qui restera de mes ouvrages et de mes discours. Je vous demande, au nom de votre sympathie pour moi et pour ma philosophie, sympathie que vous m’avez témoignée dès votre jeunesse, de prendre soin des enfants de Métrodore.

Voilà donc quel fut son testament.

Il eut de nombreux disciples, dont les plus célèbres furent…[20], Athénien, Timocrate et Métrodore de Lampsaque, qui ne le quitta jamais depuis le jour où il s’attacha à lui, sauf toutefois pendant six mois, pendant lesquels il alla chez lui. Ce voyage achevé, il resta auprès d’Épicure.

Ce Métrodore était un homme en tout point excellent, au témoignage d’Épicure lui-même... [21]. Timocrate aussi en témoigne (livre III). Tel, il donna sa soeur Batis en mariage à Idoménée, et ayant fait venir chez lui la courtisane Léontia d’Athènes, il en fit sa concubine. Il ne se laissait troubler ni par les malheurs, ni par la mort (cf. Épicure, Métrodore, livre 1). On dit encore qu’il mourut sept ans avant Épicure, à l’âge de cinquante-trois ans. Épicure lui-même, dans le testament cité plus haut, preuve qu’il est bien mort avant lui, prescrit que l’on ait soin de ses enfants. Le frère de Métrodore, Timocrate déjà nommé, fut aussi un des familiers d’Épicure. Voici quels sont les livres de Métrodore : Contre les médecins (trois livres), des Sensations, à Timocrate, de la Grandeur d’âme, de la Maladie d’Epicure, Contre les dialecticiens, Contre les sophistes (neuf livres), du Moyen de parvenir à la sagesse, du Changement, de la Tristesse, Contre Démocrite, de la Noblesse.

Parmi les disciples, il y eut encore Polyène de Lampsaque, fils d’Athénodore, homme modeste et auditeur zélé selon Philodème. Son successeur fut Hermarque de Mytilène, fils d’Agémarque. Son père était pauvre et lui s’adonna d’abord à l’art oratoire. Voici les plus beaux livres qu’on lui attribue : vingt-deux Lettres sur Empédocle, des Sciences, Contre Platon, Contre Aristote. Il mourut paralysé, alors qu’il était déjà célèbre.

Furent encore disciples d’Épicure Léontyas de Lampsaque et sa femme Thémista, à qui Épicure écrivit une lettre, puis Colotès et Idoménée, originaires de Lampsaque. Ce furent là les plus célèbres avec Polystrate, le successeur d’Hermarque. Après celui-ci, les chefs de l’école furent successivement Denys et Basilide. Apollodore, surnommé le tyran du jardin, fut aussi célèbre et écrivit plus de quarante ouvrages. Puis vinrent les deux Ptolémée d’Alexandrie, le noir et le blanc, Zénon de Sidon, qui fut auditeur d’Apollodore et écrivain très fécond, Démétrios, surnommé Lacon, Diogène de Tarse, qui fit un ouvrage sur un certain nombre de sectes, Orion et bien d’autres que les Épicuriens appellent dédaigneusement sophistes.

Il y eut trois autres Épicure : l’un fils de Léonteus et de Thémista, l’autre originaire de Magnésie et un troisième qui était gladiateur.

Épicure a beaucoup écrit et dépassé tous les autres philosophes par le nombre de ses ouvrages. Ses volumes atteignent le nombre de trois cents environ. Il n’y a dans le texte aucune citation d’autres auteurs, tout est l’expression de la pensée d’Épicure. Cette fécondité fut enviée de Chrysippe, s’il faut en croire Carnéade, qui l’appela écrivain parasite. Épicure écrivait-il quelque chose, Chrysippe aussitôt s’efforçait d’en écrire autant ; aussi a-t-il souvent écrit la même chose, et tout ce qui lui venait à l’esprit sans aucun ordre, tant il se hâtait. Il farcissait, en outre, ses écrits de tant de citations qu’il semble n’y avoir en eux rien autre chose (cf. Zénon et Aristote). Épicure, je le répète, a donc beaucoup écrit. Voici la liste de ses meilleurs ouvrages : De la Nature (trente-sept livres), des Atomes et du Vide, de l’Amour, Abrégé d’un traité contre les physiciens, Contre les Mégariques, Doutes, Opinions maîtresses, de ce qu’il faut chercher et de ce qu’il faut fuir, des Fins, du Canon et du Critère,— Chérédème, des Dieux, de la Sainteté, Hégésianax, des Vies (quatre livres), de la Justice, Néoclès, à Thémista, Banquet, Euryloque à Métrodore, de la Vue, de l’Angle dans l’atome, du Toucher, du Destin, à Timocrate : sur les Passions, Prognostique, Protreptique, des Images, de l’Idée, Aristobule, de la Musique, de la Justice et des autres vertus, des Offrandes et de la Grâce, Polymède, Timocrate (trois livres), Métrodore (cinq), Antidore (deux), à Mithra sur les maladies, Callistolas, de la Royauté, à Anaximène, Lettres.

L’abrégé de ses théories, s’il te paraît bon, je m’efforcerai de te le présenter en citant trois lettres de lui où il a résumé toute sa philosophie. Je te montrerai ses idées maîtresses, et tout ce qu’il a pu écrire de mémorable, afin que par tous ces moyens tu puisses apprendre quel fut cet homme et me juger[22].

La première lettre est adressée à Hérodote, et parle des choses de la terre ; la seconde, à Pythoclès, traite des corps célestes, et la troisième, à Ménécée, traite de la conduite de la vie. Il faut donc commencer par la première, après avoir dit toutefois en quelques mots comment Épicure divisait la philosophie.

Il la divise donc en trois parties, savoir : la canonique, la physique et l’éthique. La canonique contient l’introduction à tout l’ouvrage, elle est exposée dans le livre intitulé le Canon. La physique comprend l’étude des choses naturelles, elle est exposée dans les trente-sept livres sur la nature, et dans les lettres en résumé ; enfin l’éthique concerne les choses que l’on doit rechercher et celles que l’on doit fuir, elle est contenue dans les livres sur les vies, dans les lettres et dans l’ouvrage sur les fins. On prit l’habitude, par la suite, de mettre ensemble la canonique et la physique sous le titre du Critère, des principes et des éléments. La physique était appelée aussi de la génération, de la mort et de la nature. L’éthique avait pour titre : des Choses à rechercher et à fuir, des vies et des fins. Pour la dialectique, les Épicuriens la rejettent comme vaine, parce que les physiciens n’ont besoin pour raisonner que de connaître les mots qui désignent les choses[23].

Donc, dans le Canon, Épicure déclare qu’il y a trois critères de la vérité : les sensations, les anticipations ou concepts, et les affections. Les Épicuriens y ajoutent les imaginations. Épicure en parle encore dans son Abrégé à Hérodote et dans son Recueil d’idées maîtresses : « La sensation est irrationnelle et étrangère à la mémoire, car, ni par elle-même ni par suite d’une impulsion étrangère, elle ne peut croître ni diminuer, et elle ne peut être réfutée par aucun critère. » Une sensation semblable en effet, ne peut servir à réfuter une autre sensation, parce qu’elles ont toutes deux la même force, et une autre sensation ne peut être réfutée par une autre dissemblable à elle, parce que leur objet est différent. L’une ne peut nier l’autre, car elles s’imposent toutes également. La raison d’autre part ne peut pas davantage réfuter la sensation, car tout raisonnement dépend de sensations. Ce qui fait croire à la vérité de la sensation, c’est la persistance du senti. Voir, entendre, sentir ce sont en effet des états qui persistent, qui ont une durée. Aussi doit-on, même pour les choses qui ne tombent pas sous le sens, se reporter par comparaison aux apparences. Toutes nos connaissances viennent en effet des sensations, soit par concomitance, soit par comparaison, soit par ressemblance, soit par synthèse. A elles se surajoute le raisonnement, qui les élabore. Les imaginations des fous, les songes, sont également vrais, puisqu’ils laissent sur nous une empreinte, et que seul le néant ne peut laisser d’empreinte[24] ».

Le concept est pour les Épicuriens quelque chose comme une vue d’ensemble, une opinion droite, une réflexion, une intellection immédiate, innée, comme l’image du sensible survivant dans la mémoire (exemple : Tel est l’homme[25]). En même temps qu’on prononce le mot : homme, ce concept suscite en nous l’image de sensations antérieurement perçues. Donc, ce qu’exprime un nom est une notion claire, car nous ne demanderions pas ce que nous demandons, si nous ne connaissions pas d’abord le sens du mot qui entre dans notre question, par exemple : « Ce qui est là-bas, est-ce un boeuf ou un cheval ? » suppose qu’on connaît la forme du cheval et du boeuf, images qui forment les concepts. Nous ne nommerions rien si nous ne connaissions pas déjà par imagination la forme de ce que nous nommons. Le concept est donc évident, et le jugement que nous portons dépend d’un premier jugement évident, auquel nous le rapportons. Ainsi quand nous disons : « D’où savons-nous que c’est un homme ? »

Quant à l’opinion, ils l’appellent aussi une hypothèse. Ils disent qu’elle peut être vraie et fausse[26]. Elle est vraie si elle est confirmée par les faits, ou si rien ne la contredit, dans le cas contraire elle est fausse. C’est qu’elle porte sur l’avenir, et demande que l’on attende, tout comme il faut suspendre son jugement et attendre d’être près de la tour pour voir si de près elle est semblable à ce qu’elle paraissait être de loin. Les Épicuriens disent enfin qu’il y a deux affections, le plaisir et la douleur, qui sont un don commun à tout être vivant. L’un est conforme à sa nature, l’autre lui est étranger. C’est par là que l’on fait le départ entre ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut fuir. Quant aux recherches, elles portent ou sur les choses ou simplement sur les mots.

Voilà donc un résumé de la division de cette philosophie et des critères. Il faut revenir maintenant à la lettre.

LETTRE A HÉRODOTE[27]

Pour ceux, ô Hérodote, qui ne peuvent avoir une connaissance parfaitement exacte de chacun de mes écrits sur la nature, ni étudier à fond les principaux livres, plus longs, que j’ai écrits, j’ai fait de toute mon oeuvre un résumé[28] qui permet de retenir plus aisément les principales théories. Ils pourront ainsi, en chaque occasion, se tirer d’affaire eux-mêmes dans l’étude de mes idées maîtresses, dans la mesure où ils voudront s’intéresser à la nature.

D’un autre côté, ceux qui connaissent déjà à fond les ouvrages complets, ont besoin de tenir en mémoire présente les grandes lignes de ma doctrine, car nous avons plus souvent besoin d’un sommaire, que de la connaissance particulière des détails. Il faut avancer pas à pas en retenant sans cesse l’ensemble de la doctrine, pour en bien saisir les détails. Ce double effet sera possible, si l’on comprend bien et retient bien sous leur forme vraie les idées essentielles, et si on les applique ensuite aux éléments, aux idées particulières, et aux mots. Celui-là connaît à fond la doctrine, qui peut rapidement tirer parti des idées générales. Car il est impossible de posséder en tout son déroulement la masse continue et totale de mon oeuvre si l’on est incapable de résumer pour soi en peu de mots l’ensemble de ce qu’on veut approfondir partie par partie, détail par détail.

Puisque cette méthode est utile à tous ceux qui étudient sérieusement la physique, je conseille à tous les hommes décidés à se livrer assidûment à cette étude, et à chercher en elle un moyen d’obtenir la tranquillité de la vie, de faire un semblable abrégé et résumé de l’ensemble de mes théories[29].

Il faut commencer, Hérodote, par bien savoir ce qui est caché sous les mots essentiels, afin de pouvoir, en les rapportant aux choses elles-mêmes, porter des jugements sur nos opinions, nos idées et nos doutes. De la sorte, nous ne courrons pas le risque de discuter à l’infini sans résultat et de prononcer des mots vides. Il est en effet nécessaire d’étudier d’abord le sens de chaque mot, pour n’avoir pas besoin d’un surcroît de démonstration, quand nous discuterons de nos questions, de nos idées, de nos doutes. Ensuite, il faut observer toutes choses en les confrontant avec les sensations, et d’une manière générale, avec les intuitions de l’esprit ou quelque autre critère. De même pour nos affections présentes, afin de pouvoir juger d’après des signes les objets de notre attente, et les objets cachés.

Quand on a bien vu tout cela, on est prêt à étudier les choses invisibles, et l’on peut se dire, d’abord, que rien ne naît de rien, car si les choses n’avaient pas besoin de germe, tout pourrait naître de tout. D’autre part, si ce qui disparaît retournait au néant, toutes les choses périraient, puisqu’elles ne pourraient se résoudre que dans du néant. Il en résulte que l’univers a toujours été et sera toujours ce qu’il est actuellement, car il n’existe rien d’autre en quoi il se puisse changer, et il n’y a non plus, en dehors de l’univers, rien qui puisse agir sur lui, pour y opérer un changement[30]. (Cela il le dit aussi dès le début de son Grand Abrégé, et dans le premier livre de l’ouvrage sur la Nature[31].)

L’univers est formé de corps. Leur existence est prouvée surabondamment par la sensation, car c’est elle, je le répète, qui sert de base au raisonnement sur les choses invisibles. Si ce que nous appelons le vide, l’étendue, « l’essence intangible[32] » n’existait pas, il n’y aurait pas d’endroit où les corps pourraient se mouvoir, comme nous voyons en fait qu’ils se meuvent[33].

En dehors de ces deux choses, on ne peut rien comprendre, ni par intuition ni par analogie aux données de l’intuition, de ce qui existe en tant que nature complète, car je ne parle pas des événements fortuits ou des accidents[34]. (Épicure dit ailleurs la même chose de la Nature, livres I, XIV et XV, et Grand Abrégé.)

Parmi les corps, les uns sont les composés, les autres les éléments qui servent à faire les composés. Ces derniers sont les atomes indivisibles, et immuables, puisque rien ne peut retourner au néant, et qu’il faut que subsistent des réalités quand les composés se désagrègent.

Ces corps sont pleins par nature, ils n’ont point en eux d’endroit par où, de moyen par quoi ils se pourraient détruire. Il en résulte que ces éléments doivent de toute nécessité être des parties indivisibles des corps[35].

L’univers par ailleurs est infini. En effet, ce qui est fini a une extrémité, et l’extrémité se découvre par comparaison[36]. Ainsi, n’ayant pas d’extrémité, il n’a point de fin, et n’ayant point de fin, il est nécessairement infini et non pas fini.

L’univers est infini de deux points de vue, par le nombre de corps qu’il contient, et par l’immensité du vide qu’il renferme. Si le vide était infini et le nombre des corps limité, ils se disperseraient en désordre dans le vide infini, puisqu’ils n’auraient rien pour les soutenir, ni rien pour les rassembler par des choses. Et si le vide était limité, et le nombre des corps infini, ils n’auraient pas de lieu où se placer[37].

Par ailleurs, ces corps pleins et indivisibles, dont sont formés et à quoi se résolvent les composés, présentent des formes si diverses que l’on ne peut en saisir le nombre, car il n’est pas possible que tant de formes différentes proviennent d’un nombre limité et compréhensible de figures semblables. De plus, chaque figure présente un nombre infini d’exemplaires, mais, pour leur différence, ces figures ne sont pas en nombre absolument illimité. Leur nombre est simplement insaisissable.

(En effet, comme il le dit plus bas, la division ne se fait pas à l’infini, puisque les qualités se transforment, à moins toutefois que quelque force ne les lance dans l’infini par leur grandeur[38].)

Les atomes sont encore animés d’un mouvement perpétuel. (Épicure dit d’autre part qu’ils se meuvent avec une égale vitesse, car le vide leur communique éternellement, aux plus légers comme aux plus lourds, un mouvement identique.)

Les uns sont séparés par de grands intervalles, les autres, au contraire, conservant leur élan toutes les fois qu’ils sont déviés, s’unissent à d’autres ou deviennent les parties d’un composé. C’est la conséquence de la nature du vide, incapable par lui-même de les immobiliser. D’autre part, la solidité qui leur est inhérente les fait rebondir, après les chocs, dans la mesure tout au moins où leur enveloppement dans un composé leur permet de rebondir après le choc.

Le mouvement des atomes n’a pas eu de commencement, parce que les atomes sont aussi éternels que le vide[39]. (Il dit d’autre part que les atomes n’ont pas de qualité sauf la forme, la grandeur et le poids, et que la couleur change selon la position des atomes (cf. les douze livres des Éléments). D’ailleurs, ils n’ont pas toutes sortes de grandeurs, puisque jamais un atome ne peut être connu par la sensation. L’exposé sommaire de tout ce que nous venons de dire peut donner une idée suffisante de la nature des choses.)

D’autre part il y a une infinité de mondes, soit semblables au nôtre, soit différents. En effet, les atomes, étant infinis, comme on l’a démontré tout à l’heure, sont emportés par leur mouvement dans les lieux les plus éloignés. Car des atomes ainsi faits qu’ils servent, soit par eux soit par leur action, à créer un monde, ne peuvent pas être tout entiers consommés pour former un monde unique, ni pour en faire un nombre limité, ni pour de semblables à celui-ci, ni pour de différents de lui, en sorte que rien n’empêche qu’il y ait une infinité de mondes[40].

Il existe d’autre part des images semblables aux corps solides, et qui dépassent en ténuité tout ce que nous pouvons percevoir. Il est, en effet, impossible de nier qu’il puisse naître dans l’air des émanations, ou que ce milieu favorise la production d’enveloppes creuses et ténues, ou d’émanations conservant l’ordre et la position qu’elles avaient successivement dans les corps solides. Ce sont ces images que j’appelle des simulacres[41].

D’autre part, le mouvement qui se fait à travers le vide sans qu’il rencontre d’obstacles venant des chocs, parcourt des espaces inconcevablement grands, dans des temps inconcevablement courts. C’est la résistance ou l’absence de résistance provenant de la présence ou de l’absence d’un choc qui produisent la vitesse ou la lenteur. Un corps qui tombe parcourt des espaces infinis en des temps également inconcevables. Car l’esprit ne peut admettre qu’un corps vienne dans un temps sensible de n’importe quel endroit de l’infini. De quelque côté que nous concevions le mouvement, il nous échappe. Car il sera semblable au choc aussi longtemps que la vitesse du mouvement sera libre. Voilà donc un élément à retenir. Ceci acquis, il convient de remarquer deux faits d’une part, les simulacres ont une ténuité extrême, aucun phénomène ne le contredit ; d’autre part, ils ont une vitesse extrême, ayant tous une force de passage égale, puisque rien ou peu de chose ne leur fait obstacle, tandis que beaucoup de choses, ou plutôt une infinité, rencontrent de la résistance à cause d’une ténuité insuffisante[42].

D’un autre côté, la génération de ces simulacres est aussi rapide que la pensée. En effet, il s’en fait un écoulement perpétuel de la surface extérieure des corps, sans que ceux-ci en subissent un changement perceptible, car les échanges sont réciproques. Ces éléments conservent pendant très longtemps la position et l’ordre qu’ils avaient à la surface des solides, bien qu’il y ait parfois de la confusion. Enfin, il se forme des concrétions subites dans l’air, parce que ces éléments sont sans profondeur. Ces simulacres peuvent encore se former de bien d’autres façons[43], car rien de tout ce que j’ai exposé n’est en contradiction avec les sensations, pour qui regarde comme il faut le mouvement qui apporte des objets extérieurs les éléments communs des sensations.

Il faut penser encore que si nous voyons et distinguons la forme des objets, c’est que quelque chose vient à nous de leur surface extérieure ; sans cela, les corps n’imprimeraient pas en nous leur forme et leur couleur, à travers l’air qui les sépare de nous, ni par le moyen de rayons ni par l’effet de quelques autres courants que ce soit allant de nous vers eux. Non, ce sont au contraire des formes détachées des choses mêmes, ayant même couleur et même forme, qui tombent en nous, selon une grandeur proportionnellement réduite, et qui viennent à notre vue ou à notre pensée, en un mouvement rapide[44]. Pour cette raison, les simulacres, par leur accumulation, donnent une image unique et permanente, et conservent leur conformité avec l’objet, car ils sont soumis à la pression suffisante qui part de lui, et à l’impulsion qui leur est donnée par les corps solides et pleins. L’image qu’éventuellement nous recevons quand elle frappe notre esprit et nos sens — image de la forme propre de l’objet, ou de ses accidents — cette image-là est celle du corps solide produite ou bien par la condensation des simulacres émis, ou bien par un résidu des simulacres.

La fausseté ou l’erreur sont toujours dans l’opinion que nous avons sur l’objet qui vient émouvoir nos sens. Cette opinion est intimement liée à la conception de l’image, mais elle contient en elle un jugement qui est la cause de l’erreur[45]. En effet, d’une part, les apparences reçues comme dans une image, qu’elle vienne des songes, d’intuitions de la pensée, ou d’une autre origine, n’auraient pas de ressemblance avec les objets réels s’il ne leur correspondait pas une émission de simulacres à peu près semblables. Et d’autre part, l’erreur n’existerait pas si nous ne recevions pas en même temps un autre mouvement en nous-mêmes, mêlé à elles, mais impliquant un jugement[46]. C’est donc selon ce mouvement mêlé à la conception de l’image et impliquant un jugement que naît l’erreur, si le témoignage n’est pas confirmé ou s’il est contredit, et que naît la vérité, s’il est confirmé ou s’il n’est pas contredit. Voilà donc une opinion qu’il faut fermement retenir, si l’on ne veut pas voir détruits les critères évidents, ou l’erreur avoir même force que la vérité, et porter partout la confusion[47].

Voici maintenant comme l’audition[48] est produite. On entend lorsqu’un courant est transmis à nous de celui qui parle, ou émet un son, un cri ou quelque affection auditive. Ce courant se répand dans des corpuscules homogènes[49], conservant ainsi entre eux une similitude d’impression et une unité propre tendant à l’émission de la voix et rendant claire et sensible l’impression qui en vient, ou, à tout le moins, manifestant l’existence hors de nous d’un objet sonore. En effet, sans une impression conforme à l’objet et venue de lui, un tel genre de perception n’existerait pas. Il ne faut donc pas s’imaginer que c’est l’air lui-même qui, sous l’effet de la voix émise ou de phénomènes semblables, forme ces images[50]. Il est loin d’en être ainsi. Au contraire, en réalité, ce choc qui se fait en nous toutes les fois que nous émettons un son, c’est lui qui, par le moyen de corpuscules émis en un courant aérien, forme ce qui nous procure l’affection auditive.

Voici maintenant comment s’explique l’odorat[51]. Il faut penser que, comme pour l’ouïe, jamais aucune affection ne se ferait en nous s’il n’y avait pas des corpuscules transmis de l’objet à nous, et si harmonieusement faits qu’ils émeuvent ce sens, les uns étant disposés de façon à le troubler, et à contrarier sa nature, les autres de façon à lui donner l’impression nette qui lui convient[52].

Et maintenant, pour revenir aux atomes, il faut penser qu’ils n’admettent aucune des qualités des apparences, sauf la forme, le poids et la grandeur et tout ce qui est nécessairement lié à la forme. Car toute qualité est sujette au changement, tandis que les atomes ne changent pas, puisqu’il faut qu’il reste quelque chose de solide et d’indissoluble après la dissolution des composés, quelque chose qui produise des changements, mais des changements tels qu’ils ne sont pas un passage du néant à l’être ou inversement, qui se bornent à des transmutations des atomes et à l’apport ou au retrait d’un certain nombre de parties. D’où il suit nécessairement que ce qui n’est pas sujet au changement est incorruptible, et n’a pas en soi une nature transformable, et qu’il est formé de corpuscules ayant leur figure propre, qualité qui leur est nécessaire. On en voit la preuve dans les transformations dont nous sommes la cause en transformant leur figure à notre gré, nous lui laissons ses qualités essentielles. Les qualités sensibles qui ne sont pas essentielles à l’objet qui se transforme, ne subsistent pas, mais disparaissent de l’ensemble de cet objet. Ce sont donc les éléments qui subsistent qui sont par eux seuls capables de faire les différences des composés, puisque quelque élément doit nécessairement subsister et que rien ne peut retourner au néant. Toutefois, il ne faut pas non plus s’imaginer, crainte de se voir contredit par les apparences, que les atomes présentent toute espèce de grandeur[53]. Il faut seulement penser qu’il y a des différences de grandeur[54] entre eux. Car, s’il en est ainsi, on se rendra mieux compte des affections et des sensations. Au surplus, admettre que les atomes présentent toute espèce de grandeur n’est pas nécessaire pour comprendre la formation des différences de qualités, et d’ailleurs, s’il en était ainsi, il arriverait que nous pourrions voir l’atome, alors qu’on ne le voit pas du tout, et qu’il n’est pas possible de concevoir comment il pourrait être visible.

En outre, il ne faut pas s’imaginer que dans un corps fini, il y ait des corpuscules infinis en nombre ou en qualité[55]. En sorte que non seulement il ne faut pas reporter à peu près à l’infini la division d’un corps, si nous ne voulons enlever aux objets leur consistance, ni ramener au néant par usure les éléments qui entrent dans la composition des composés.

Il s’ensuit encore qu’il ne faut pas s’imaginer que dans les corps finis le changement puisse aller à peu près à l’infini de subdivision en subdivision. En un mot, en effet, quand on a dit une fois que dans un corps il y a des corpuscules infinis en nombre et en qualité, on ne peut pas concevoir de quelle façon il peut se faire que cette grandeur soit encore finie. Car les corpuscules, qui sont d’une certaine grandeur, ne sont pas évidemment infinis, sans quoi les grandeurs dont ils seraient une certaine partie seraient des grandeurs infinies qui auraient une extrémité finie qu’on pourrait saisir par l’esprit. Or, si on ne peut la connaître par elle-même, il n’est pas possible de comprendre non plus la grandeur située immédiatement au-dessous d’elle, et ainsi de suite, en reculant à l’infini, on est forcé d’arriver à une telle pensée.

Quant au plus petit élément qu’il y a dans la sensation[56], il faut en penser ceci : il n’est pas semblable à ce qui change, il n’en est pas complètement différent, il a un certain rapport avec ce qui change, mais on ne peut pas le percevoir en ses parties, car il n’en a pas. Si, à cause de cette ressemblance et de cette communauté, nous voulons trouver en lui des parties et que nous plaçons l’une d’un côté, l’autre de l’autre, nous nous retrouvons nécessairement dans la même erreur que précédemment. Considérons donc ces plus petits éléments de la sensation, première donnée qui sert de point de départ, non pas comme un ensemble de données réunies dans un même élément, ni comme une réunion de parties de parties, mais au contraire comme des éléments donnant par eux-mêmes une mesure pour évaluer les grandeurs, mesure plus souvent contenue dans les grandeurs plus grandes, moins souvent contenue dans les grandeurs plus petites[57].

Par analogie, il faut considérer de la même façon le plus petit élément contenu dans l’atome. Il diffère du plus petit élément sensible par sa petitesse, mais il observe la même proportion[58]. Car c’est par analogie avec le sensible que nous avons attribué une grandeur à l’atome, en nous bornant à reculer très loin la petitesse, de diminution en diminution. Il faut penser encore que ces tout petits éléments indécomposables sont la mesure qui sert à délimiter les grandeurs, par une comparaison aux petites et aux grandes, en s’appliquant à considérer par le raisonnement les grandeurs invisibles. Le rapport existant entre ces plus petits éléments de l’atome et les plus petits éléments sensibles immuables suffit à nous conduire à cette conclusion. Car la réunion en un corps de ces éléments immuables est inadmissible.

Et maintenant, dans l’infini, il ne faut pas parler de haut et de bas : nous savons que ce qui est au-dessus de notre tête, si nous le replacions dans l’infini, ne nous paraîtrait jamais tel. Et d’autre part, on ne peut concevoir que ce qui est en dessous de ce que nous remarquons, reporté dans l’infini, doive à la fois être en haut et en bas par rapport à la même chose. En sorte qu’il faut supposer qu’il y a un mouvement infini vers le haut et un mouvement infini vers le bas, si bien qu’il doit arriver dix mille fois qu’un élément parti de chez nous vers les lieux qui sont au-dessus de notre tête arrive aux pieds de ceux qui sont au-dessus de nous, ou que, inversement, parti du bas chez nous, il arrive à la tête de ceux qui sont en dessous de nous. Car la distinction et l’opposition des deux mouvements de l’univers se conçoit à l’infini.

Et maintenant, il faut de toute nécessité que les atomes soient animés d’une égale vitesse quand ils sont emportés dans le vide, sans se heurter à rien. Car les pesants ne seront pas emportés plus vite que les légers et les petits, quand toutefois il n’y a aucun obstacle pour les arrêter, ni les petits moins vite que les grands, puisqu’ils ont la même puissance de mouvement tant qu’ils ne sont heurtés par rien. Cette identité des vitesses a lieu aussi bien pour le mouvement oblique venu des chocs que pour le mouvement vertical vers le bas produit par la pesanteur. Dans la mesure en effet où ils conservent leur impulsion première, dans cette mesure aussi, les atomes conservent leur mouvement, prompt comme la pensée, tant qu’aucun choc ou aucun effet de la pesanteur ne leur fait obstacle.

D’un autre côté, les corps composés sont soumis à la même loi. Ils ne se meuvent pas plus vite l’un que l’autre, car les atomes qui les composent sont animés d’une vitesse identique, parce que les atomes qui sont dans les composés sont portés vers le même lieu, et dans un temps continu minimum. Et s’ils ne sont pas emportés vers le même lieu, alors ils subissent de nombreuses résistances dans des temps inintelligibles avant que le mouvement continu tombe sous le sens[59]. Cette opinion, fondée sur l’invisible, c’est-à-dire sur l’idée que les temps intelligibles sont seuls continus, n’est pas vraie pour des phénomènes de ce genre[60]. En effet tout ce que l’esprit connaît, soit par observation directe, soit par intuition de la pensée, est seul vrai[61].

Après cela il faut étudier la question de l’âme, en s’appuyant sur les sensations et les affections. Nous serons ainsi tout particulièrement convaincus que l’âme est un corps composé de parties ténues répandues dans tout l’ensemble de notre être, mais[62] aussi tout à fait semblable à un souffle mêlé d’un certain degré de chaleur, et tantôt semblable au souffle et tantôt semblable à la chaleur. Considérée dans ses parties, elle a une subtilité bien plus grande encore que le souffle et la chaleur, ce qui la rend unie et mêlée bien davantage à l’ensemble de l’agrégat humain. Cela est montré de façon tout à fait évidente par les puissances de l’âme, les affections, les mouvements rapides, les pensées, et tout ce dont la privation nous fait mourir.

Il faut encore bien comprendre que l’âme est la cause essentielle de la sensibilité. Sans doute, elle n’aurait pas elle-même cette sensibilité si elle n’était pas enveloppée et fortifiée par le reste de l’agrégat humain[63]. Mais ce reste de l’agrégat, s’il procure à l’âme la cause de sa sensibilité, reçoit à son tour de l’âme la sensibilité, sans toutefois d’ailleurs la posséder au même degré. C’est pourquoi, quand l’âme s’est retirée, le corps perd la sensibilité. Car il ne possédait pas cette sensibilité par lui-même, c’était l’âme mêlée à lui qui la lui procurait, l’âme qui, ayant réalisé sa faculté de sentir grâce au corps, éprouve d’elle-même, grâce au mouvement, l’impression sensible et aussitôt la restitue au corps, par suite, je le répète, de son étroite union avec lui.

C’est pourquoi, tant que l’âme reste dans le corps, jamais elle ne peut perdre la sensibilité, même si quelque partie du corps disparaît, tant que persiste une excitation à la sensation, même si disparaît aussi quelque faculté de l’âme, par suite d’une destruction du corps soit dans son tout, soit dans ses parties. Le corps, au contraire, même s’il reste intact, soit dans son tout, soit dans ses parties, ne possède plus la sensibilité quand est parti de lui le principe qui retient ensemble la foule des atomes constituant la nature de l’âme. Il est vrai de dire aussi toutefois que lorsque le corps tout entier s’est dissous, l’âme se dissipe, et disséminée perd de sa force et de son mouvement, si bien qu’elle devient elle aussi insensible. Car il est impossible de croire que l’âme peut sentir en dehors de ce système et de ces mouvements que nous voyons, lorsque ce qui la contient et l’enveloppe n’est plus semblable à ce qu’il est quand elle y manifeste son activité.

(Il dit cela encore en d’autres livres, et rappelle que l’âme est composée d’atomes extrêmement lisses et ronds, bien différents de ceux du feu, que la partie de l’âme qui n’est pas raisonnable est dispersée dans tout le corps, que la partie raisonnable est dans la poitrine, comme le prouvent la joie et la crainte[64]. que le sommeil a lieu quand les parties de l’âme dispersées dans tout le corps sont condensées ou évacuées, puis rencontrent dans leur chute les parties dispersées ; enfin que la semence vient de l’ensemble du corps.)

Voici un autre point qu’il faut bien retenir : quand j’emploie le terme d’incorporel, je le prends dans son sens habituel de proprement incorporel ; or, de proprement incorporel, on ne peut rien concevoir, sauf le vide. Et le vide ne peut ni agir, ni subir, il permet simplement aux corps de se mouvoir à travers lui. Par conséquent, dire que l’âme est incorporelle est une sottise. Si elle était telle, elle ne pourrait ni agir, ni subir, ce que nous lui voyons faire pourtant avec évidence. En rapportant donc toutes ces connaissances données par le raisonnement à l’épreuve des affections et des sensations, et en conservant le souvenir des prescriptions énoncées au début de ma lettre, on verra clairement les lignes générales et le plan de ma théorie, et l’on ira ainsi d’une façon sûre vers une connaissance exacte et parfaite du détail même de chaque problème.

Autre point : formes, couleurs, grandeurs, poids, bref, tout ce que nous rapportons aux corps comme des attributs, soit à tous les corps, soit aux seuls corps visibles, et que nous connaissons par la sensation, toutes ces qualités n’existent pas par elles-mêmes, et ne sont pas des substances. Ce serait inconcevable. Il ne faut pas croire non plus qu’elles n’existent pas du tout, ou que ce sont des éléments incorporels s’ajoutant aux corps, ou des parties matérielles des corps. Il faut au contraire considérer que le corps tout entier, dans son essence éternelle, est formé de la réunion de tous ces éléments. Ils ne peuvent toutefois s’assembler de façon à former un composé solide, comme on voit les corpuscules, atomes ou parties du tout, plus petites que le tout, former par leur réunion un corps plus gros qu’eux.

Non, tout simplement, comme je viens de le dire, c’est de leur ensemble que vient l’essence éternelle des corps. Chacune de ces choses est l’objet d’une intuition et d’une impression particulière, mais la perception de l’ensemble est concomitante et ne peut s’en séparer, car chacune de ces choses n’est conçue que dans la notion d’ensemble du corps.

D’un autre côté, le corps a encore très souvent des attributs accidentels[65] qui ne lui sont pas éternellement donnés et ne sont pourtant ni invisibles ni incorporels. En sorte que, en employant le terme d’accident dans son acception la plus ordinaire, nous montrons clairement que ces attributs sont une nature différente de celle du tout, saisi en une représentation d’ensemble, et que nous nommons corps, et différente aussi des attributs essentiels éternellement donnés au corps et sans lesquels le corps est inconcevable. On les nomme au moyen d’intuitions qui accompagnent celle des corps. Quel que soit le corps auquel on les trouve joints, ces accidents ne lui sont jamais éternellement joints. Ce sont là en tout cas des évidences qu’il ne faut pas chasser du domaine de l’être, sous prétexte qu’elles sont par nature différentes du tout auquel elles sont jointes, et que nous appelons le corps, et différentes aussi des attributs éternellement joints au corps. Mais il ne faut pas non plus en faire des substances, car cela est inconcevable même pour les attributs essentiels. Il convient tout simplement de les prendre pour ce qu’on voit qu’elles sont : des choses qui arrivent ; des qualités qui ne sont pas jointes à un corps pour l’éternité, qui ne sont pas par soi des substances. Il faut les considérer avec les propriétés que la sensation leur donne[66].

Voici un nouveau point de la doctrine qu’il faut étudier à fond et comprendre pleinement : l’explication du temps. Il ne faut pas chercher à expliquer le temps de la même façon que nous cherchons tout le reste des choses qui sont dans un objet donné, c’est-à-dire en remontant aux perceptions que nous avons eues nous-mêmes. Il faut nous reporter à la notion claire de ce que nous faisons quand nous parlons de beaucoup ou de peu de temps en comparant cette notion à des notions parentes. Il ne faut pas non plus donner au temps des noms qu’on croit meilleurs, il faut le nommer par les termes qui sont en usage. Il convient encore de ne pas lui donner des attributs étrangers à sa nature en les présentant comme semblables à ses propriétés spécifiques, comme quelques-uns le font parfois. Il suffit de bien réfléchir à la façon dont nous embrassons et mesurons sa nature propre. Car il n’est pas besoin sur ce point de démonstration. La simple réflexion montre que nous composons le temps avec les jours et les nuits, et autres parties semblables, et de même avec nos affections et nos états calmes, avec des mouvements et des repos, concevant en tout cela tour à tour un accident particulier en fonction duquel nous disons qu’il y a du temps. (Il dit cela dans le deuxième livre de la Nature, et dans son Grand Abrégé.)

Tout cela acquis, il faut encore admettre que le monde et tous les corps organisés, mais limités et semblables à ceux que nous pouvons observer, viennent de l’infini, et sont formés par une différenciation des tourbillons petits ou grands, dont ils ont été séparés. Ensuite, et en sens contraire, tous se dissolvent avec des vitesses différentes selon la différence des causes qui agissent sur eux. Ces mondes sont donc évidemment périssables, car leurs parties se transforment. La terre est ténue et suspendue dans l’air. Il ne faut pas croire d’autre part que les mondes ont nécessairement une seule forme : ils sont au contraire différents. Il en est de sphériques, d’ovoïdes, et d’autres.

Les êtres vivants ne se sont pas formés par dissociation de l’infini. Personne en effet ne saurait démontrer que, d’une part, dans un monde donné sont renfermés les germes qui donnent naissance aux animaux, aux plantes et à tous les autres êtres que nous pouvons observer, et que dans ce même monde, d’autre part, ces êtres ne peuvent pas vivre. Il faut appliquer le même raisonnement à la terre[67].

Il faut croire encore que notre nature apprend beaucoup de choses elle-même, et reçoit l’empreinte de beaucoup de choses. Par la suite, le raisonnement perfectionne les connaissances données par la nature, et y ajoute des inventions nouvelles, plus ou moins vite selon les cas, avec des progrès plus ou moins rapides. Le langage n’a donc pas été établi dès l’origine par convention. C’est la nature humaine, dans chaque peuple, qui, ayant ses affections et ses perceptions propres, a fait sortir de la gorge, d’une façon particulière, l’air poussé par chaque affection ou chaque perception, avec des différences accordées à celles des différents peuples dans les différents lieux. Plus tard chaque peuple a institué un langage propre à lui, mais commun à tous ses membres, pour éviter les confusions dans la désignation des objets, et pour permettre aux gens de s’exprimer de façon plus brève. Par là-dessus, ceux qui introduisaient dans le pays des choses jusque-là inconnues, et qu’il leur fallait bien nommer, fournissaient des mots pour les désigner, et les autres hommes, attachant leur réflexion à la cause qui les faisait sans cesse employer, finissaient par les apprendre[68].

En ce qui concerne le mouvement des météores, les solstices, les éclipses, le lever et le coucher, et tous les phénomènes similaires, il ne faut pas s’imaginer qu’ils proviennent de quelqu’un qui les gouverne, les règle, les organise, et qui ait à la fois pour attributs essentiels la béatitude et l’immortalité. Car les occupations, les soucis, les colères, les bienfaits ne s’accordent pas avec la béatitude, ils sont l’effet de la crainte et de la dépendance où l’on se trouve vis-à-vis d’autres êtres[69]. D’un autre côté, il ne faut pas croire qu’ils sont de certains feux en cercle, ayant chacun la béatitude et animés de ces mouvements que nous leurs voyons selon leur propre volonté. Il faut réserver à ces noms attribués à de telles idées de béatitude tout leur caractère vénérable, afin de ne pas provoquer des opinions contraires à ce caractère vénérable, sinon de telles opinions apporteraient dans les âmes un trouble immense. En conséquence, il faut y voir des mouvements nécessaires et des circuits accomplis en vertu des premiers tourbillons d’astres qui se firent à l’origine de la constitution du monde. On doit admettre d’autre part que l’explication des causes de ces phénomènes est l’ouvrage propre de la physique, que la détermination de la béatitude qui vient de la connaissance des météores lui revient aussi, et de même l’explication de la nature propre à tous les phénomènes célestes visibles et de tout ce qui touche à cette question. J’ajoute que pour cette question, on ne peut donner plusieurs explications différentes, ni dire : cela peut s’expliquer ainsi ou autrement. De toute nécessité, il faut dire simplement que dans l’essence impérissable et bienheureuse il ne peut y avoir ni cause de dissolution ni trouble d’aucune sorte. Et il est facile de concevoir qu’il en est absolument ainsi. Au contraire, tout ce qui n’est que description du coucher, du lever, du solstice, des éclipses, etc., cela ne touche en aucune façon à l’acquisition du bonheur, car ceux qui les connaissent bien, mais ignorent l’essence et les causes principales sont aussi sujets à la crainte et peut-être davantage, parce que l’effroi qui leur vient de la connaissance approfondie de ces phénomènes ne peut être dissipé par la compréhension de l’ordre essentiel de l’univers. C’est pourquoi, dans ce cas, nous trouvons plusieurs causes possibles des couchers, des levers, des éclipses et de tous les phénomènes semblables, comme nous en trouvons pour tous les phénomènes particuliers. Mais il ne faut pas en conclure que notre besoin d’une connaissance précise de ces faits n’est pas satisfait dans la mesure où elle tend à notre ataraxie et à notre béatitude. Aussi faut-il examiner de combien de façons peuvent se produire tous les phénomènes qui tombent sous le sens, pour indiquer les causes des météores et de tous les phénomènes invisibles et mépriser ceux qui ne connaissent ni les phénomènes à explication unique, ni ceux à explication multiple, par suite de leur grand éloignement, et ceux qui ignorent quelles sont les explications insuffisantes à procurer l’ataraxie[70]. Par conséquent encore, si nous croyons qu’un phénomène peut avoir une cause capable au même degré qu’une autre de procurer l’ataraxie, sachant qu’il peut y avoir des explications multiples d’un même fait, nous obtiendrons l’ataraxie tout aussi bien que si nous savions que ce phénomène s’explique par une seule raison.

J’ajoute encore une remarque et très importante le trouble le plus grand qui peut atteindre les âmes humaines vient d’abord de ce qu’on imagine les météores comme des êtres impérissables et bienheureux, que d’autre part on leur attribue des volontés, des actions et des interventions incompatibles avec ces qualités et que d’autre part, se fiant aux légendes, on attend d’eux et on redoute sans cesse quelque danger, que l’on redoute encore l’insensibilité de la mort comme si l’on devait la sentir, en se fondant pour le croire non sur des opinions réfléchies, mais sur des imaginations sans raison. De la sorte, pour n’avoir pas défini ce qui est à craindre, on est atteint par le même trouble et peut-être même par un trouble plus grand que celui qu’on aurait si on avait réfléchi à ce danger.

L’ataraxie consiste à s’être débarrassé de toutes ces craintes, et à garder le souvenir constant et fidèle de mes doctrines essentielles et de l’ensemble de mes théories.

Voici la conséquence de ce raisonnement : il faut appliquer notre attention à toutes les sensations présentes, les sensations communes s’il s’agit d’un objet commun, les sensations particulières s’il s’agit d’un objet particulier, et à toute donnée présente et évidente correspondant à chacun de nos critères. Si nous agissons ainsi, nous découvrirons avec exactitude la cause d’où proviennent pour nous la crainte et le trouble, et nous nous en débarrasserons, aussi bien en ce qui concerne la recherche de la cause des météores, que celle de tout le reste des phénomènes qui tombent successivement sous nos sens et de tout ce qui d’une manière générale inspire au reste des hommes les pires épouvantes.

Voilà, Hérodote, ce que, sur la nature du monde, j’ai exposé pour toi par chapitre. Je l’ai présenté de telle façon que cet exposé est capable, à mon avis, si on le retient très exactement, même si celui qui s’en sert ne va pas jusqu’à l’étude détaillée et approfondie de tous les faits particuliers, de donner à cet homme une assurance incomparable par rapport aux autres hommes[71].

En effet, d’une part, il pourra par lui-même éclaircir beaucoup des explications détaillées données par moi dans mon ouvrage d’ensemble, et il trouvera dans cet Abrégé, s’il le retient dans sa mémoire, un guide constant. Car il est tel que ceux qui auront étudié le détail de ma théorie soit d’une façon déjà satisfaisante, soit à fond, pourront, en se référant à cet exposé sommaire, se représenter parfaitement l’ensemble des phénomènes de l’univers. Et tous ceux, d’autre part, qui ne sont pas avancés si loin que les premiers, pourront même en silence faire par la pensée le tour de mes théories essentielles et parvenir ainsi à la tranquillité d’esprit[72].

Voilà donc la lettre sur les phénomènes physiques. Voici maintenant celle qui concerne les météores.

LETTRE A PYTHOCLÈS[73]

Le beau Cléon m’a donné ta lettre où tu me montres ton amitié toujours fidèle, juste retour du grand intérêt que je te porte, où tu t’efforces non sans succès de te rappeler mes raisonnements permettant d’atteindre au bonheur et où tu me demandes de t’envoyer un exposé concis et clair de mes doctrines sur les météores, qui te permettra de les retenir plus aisément. Tu trouves en effet que l’exposé que j’en ai donné dans mes autres ouvrages est difficile à retenir, bien que tu les lises constamment. J’ai pris grand plaisir à ta demande, et j’en ai conçu pour toi un grand espoir. Je t’ai donc écrit tout ce que tu m’as demandé, et cet exposé pourra servir à beaucoup d’autres gens, et principalement à ceux qui n’ont que tout récemment goûté à la connaissance de la physique, comme à ceux qui sont très pris par leurs occupations quotidiennes[74].

Comprends donc bien tout ce que je vais dire, retiens-le bien dans ta mémoire, étudie-le à fond, et compare-le à tout ce que j’ai exposé dans mon petit Abrégé à Hérodote que je t’ai envoyé.

Il faut tout d’abord penser que l’étude des météores[75] n’a pas d’autre but que celle des autres phénomènes, qu’on les étudie en eux-mêmes ou par relation à d’autres, il faut bien se rappeler que pour le reste, leur connaissance doit aboutir à l’ataraxie[76] et à une confiance solide.

Il ne faut ni faire violence à l’impossible, ni vouloir adapter à tous les sujets la même théorie, et traiter de la même façon les problèmes de la vie et l’explication des autres problèmes de la nature, erreur que l’on commettrait si par exemple on disait que l’univers est entièrement corporel et d’une nature intangible, que les éléments sont des atomes, et toutes sortes d’autres choses du même genre qui exigent une seule explication si l’on veut rester d’accord avec les apparences, ce qui n’a pas lieu pour les météores. Car, pour ces phénomènes, ils admettent, dans la mesure où l’on reste d’accord avec les apparences, plusieurs explications possibles à la fois de leur cause et de leur nature[77]. Il ne faut pas en effet, en physique, partir d’axiomes vides de sens ou de postulats arbitraires, il faut se plier aux exigences des phénomènes. Car notre vie n’a nul besoin d’opinions personnelles irréfléchies ni de théories vaines, mais bien de ce qui nous assure une vie exempte de trouble. Or nous obtenons en tout la fixité et la tranquillité, en expliquant toutes choses par plusieurs hypothèses toutes d’accord avec les phénomènes, sans rien rejeter de tout ce qui peut être dit sur eux de plausible[78].

Car si, au contraire, on accepte une explication et on en rejette une autre s’accordant pourtant avec les phénomènes, il est clair qu’on abandonne alors la physique pour tomber dans la mythologie[79]. D’autre part, les phénomènes qui ont lieu sur la terre nous donnent des signes explicatifs de ceux qui ont lieu dans le ciel, car ceux de la terre, on peut les voir, tandis qu’on ne peut pas voir directement les météores. On doit toutefois bien observer l’aspect de chacun de ces phénomènes et faire une catégorie particulière de ceux qui sont communs et qui peuvent sans contradiction avec ceux que nous pouvons observer sur la terre, admettre plusieurs explications[80].

Le monde est une enveloppe céleste entourant la terre et les astres et tous les phénomènes, découpée dans l’infini, formant l’extrémité de l’univers, plus ou moins dense, tantôt animée d’un mouvement circulaire, tantôt en repos, ayant une forme ronde, triangulaire ou quelconque. Car elle peut recevoir toutes les formes possibles. Aucun des phénomènes, en effet, ne s’oppose à ce que le cosmos ait une telle forme, puisqu’il nous est impossible d’en percevoir l’extrémité, et que, d’autre part, s’il se dissolvait, tout ce qui est en lui tomberait dans le chaos. Qu’il y ait une infinité de mondes de ce genre, c’est chose aisément intelligible, et il est aussi aisé de comprendre qu’un tel monde peut se former soit dans un monde, soit dans un intermonde (c’est-à-dire un espace intercalaire entre des mondes) ou encore dans un espace contenant beaucoup de vide, et non pas, comme certains l’ont dit, dans une vaste étendue de vide absolu. Il se forme par une coulée de certains atomes appropriés venus soit d’un monde, soit d’un intermonde, soit de plusieurs. Ces atomes avec le temps se sont agglomérés, organisés, sont passés d’un lieu dans un autre, à l’occasion, et ont reçu des courants nouveaux d’atomes appropriés, jusqu’à donner un monde achevé et durable, qui se maintient tant que ses fondements peuvent supporter de nouveaux atomes venus se joindre aux premiers[81]. Car il ne suffit pas qu’il se soit formé, dans l’espace vide, qui peut recevoir le monde, un assemblage d’atomes ou un tourbillon, formé comme certains l’imaginent, sous l’effet de la nécessité, et s’accroissant jusqu’à ce qu’il aille en heurter un autre, comme le dit un des hommes appelés physiciens[82]. Une telle théorie est en contradiction avec les phénomènes.

Le soleil, la lune et les autres astres[83] n’ont pas été formés à part, et n’ont pas été incorporés au monde après coup, ils ont été façonnés dès le début, et se sont accrus, tout comme aussi la terre et la mer, par des additions d’atomes et des tourbillons d’éléments subtils, de la nature de l’air ou du feu, ou même des deux éléments. C’est encore ce que suggère la sensation.

Quant à la grandeur du soleil et des autres astres, elle est, par rapport à nous, exactement telle qu’elle paraît être[84]. (Épicure dit encore cela dans le onzième livre de son ouvrage de la Nature : « Si en effet, dit-il, il a perdu de sa grandeur à cause de la distance, à plus forte raison a-t-il perdu de son éclat. ») Car il n’y a aucune distance qui lui soit mieux appropriée[85]. Mais en soi, elle est ou plus grande que la grandeur apparente, ou un peu plus petite, ou exactetement semblable à elle. Il en est de même, en effet, que pour les feux que nous voyons sur la terre à distance, quand nous les comparons avec la sensation que nous en avons à les voir de près. Toute objection sur ce point sera facilement détruite si l’on s’attache aux données évidentes, comme je l’ai montré dans mon ouvrage sur la Nature.

Les couchers et les levers de soleil[86] de la lune et des autres astres peuvent se produire par des embrasements et des extinctions successives quand les circonstances le permettent. Mais ils peuvent se former d’autres façons, comme les phénomènes précédents, car cela n’est pas contredit par les sensations. Ils peuvent se former par l’apparition de l’astre au-dessus de la terre, et puis par sa disparition : aucun phénomène n’y contredit.

Quant au mouvement des astres, il n’est pas impossible qu’il soit l’effet du mouvement général qui emporte l’ensemble du ciel, ou, si le ciel reste immobile, d’un tourbillon qui leur soit propre et qui, lors de la formation du monde, aurait entraîné un mouvement nécessaire ayant commencé à l’orient, ou encore un effet de leur chaleur, le feu se consumant ou se propageant d’un endroit dans un autre.

Les conversions du soleil et de la lune peuvent provenir d’une inclinaison du ciel nécessaire et à des époques fixes, ou encore de courants d’air, ou de l’effet de la matière qu’ils rencontrent, laquelle tantôt s’enflamme, tantôt fait défaut. Dès l’origine du monde, ces astres ont encore pu être liés à un tourbillon qui les emporte dans son mouvement giratoire. Toutes ces explications et celles du même genre concordent avec les données évidentes des sens, dans la mesure où l’on s’en tient pour ces faits particuliers au possible, et où l’on peut rapporter chacune de ces explications aux sensations, sans avoir peur de heurter les théories serviles des astrologues.

Les phases de la lune peuvent s’expliquer soit par la révolution de cet astre, soit aussi bien par des changements de forme de l’air, soit encore par l’interposition d’un autre corps[87] et de bien d’autres façons encore suggérées à nous par les phénomènes terrestres, et rendant compte des phases de la lune, à condition qu’on ne s’entiche pas d’une explication unique, et qu’on ne rejette pas toutes les autres comme vaines, pour avoir oublié de considérer ce qu’il est possible et ce qu’il est impossible à l’homme d’apercevoir, et pour s’être laissé aller à désirer ce qu’on ne peut apercevoir.

Sa lumière, la lune peut ou bien la tenir d’ellemême, ou bien la tenir du soleil[88]. Car sur la terre, on voit beaucoup de choses qui tiennent leur lumière d’elles-mêmes, et beaucoup aussi qui la reçoivent d’une autre chose. Il n’y a, d’autre part, rien qui s’y oppose dans les phénomènes météorologiques, si l’on se souvient bien que tout phénomène admet des explications multiples, et si l’on considère à la fois les hypothèses et les causes qui lui conviennent, en évitant bien de s’attarder à celles qui ne lui conviennent pas, crainte de tomber d’une façon ou d’une autre dans une explication unique.

Le visage que l’on voit dans la lune peut s’expliquer soit par la disposition naturelle de ses parties, soit par l’interposition naturelle d’un autre corps, et de toutes sortes d’autres façons qui ne soient pas contredites par les sensations. Car, pour l’étude de tous les météores, il ne faut jamais cesser d’observer cette méthode : quiconque se met en contradiction avec les données évidentes ne pourra jamais parvenir à la véritable ataraxie.

Les éclipses de soleil et de lune peuvent provenir soit de l’extinction de ces astres, comme cela a lieu pour les feux de la terre, soit de l’interposition d’autres corps, soit de la terre, soit de quelque corps invisible[89], soit d’un autre corps semblable. Il faut en effet considérer ensemble chacune des explications particulières, en pensant qu’il n’est pas impossible que plusieurs soient liées et s’appliquent en même temps au fait considéré.

(Il dit la même chose dans son ouvrage de la Nature, livre XII, et il ajoute que l’éclipse du soleil a lieu par l’interposition de la lune qui lui fait ombre, et l’éclipse de lune par l’interposition de l’ombre de la terre. Il les explique encore par un grand recul de ces astres. C’est aussi l’opinion de Diogène, disciple d’Épicure, dans ses Théories choisies, livre I.)

Quant à l’ordre des révolutions des astres, il faut le considérer comme celui qu’on voit sur terre dans quelques-uns des phénomènes visibles. Il faut éviter de faire intervenir une explication d’ordre divin, car il ne faut attribuer à la divinité aucune intervention dans le monde, il faut lui laisser toute sa béatitude. Si nous ne le faisons pas, toute recherche sur les météores sera stérile. C’est la mésaventure qui est arrivée déjà à quelques philosophes qui se sont attachés à une méthode impossible à suivre, et sont tombés dans des solutions vaines, pour avoir cru à une seule et unique explication des phénomènes et rejeté toutes les autres, et qui sont tombés dans l’inconcevable pour n’avoir pas considéré en même temps par comparaison les phénomènes terrestres qui peuvent servir de signes explicatifs.

L’inégale longueur des jours et des nuits peut provenir soit d’une plus ou moins grande rapidité du mouvement du soleil au-dessus de la terre, concordant avec les espaces à parcourir, et d’une plus ou moins grande rapidité à parcourir certains lieux, comme on peut le voir pour certains phénomènes terrestres, qu’il faut rapprocher des météores. Ceux qui n’admettent que l’explication unique sont d’abord en contradiction avec les faits, et de plus ignorent ce que l’homme peut connaître.

Les signes servant aux prédictions peuvent provenir soit de coïncidences d’événements, comme il s’en produit sur la terre chez les animaux[90], soit de dissemblances, comme les changements atmosphériques, car les deux explications sont d’accord avec les faits observables. Il est d’ailleurs impossible de savoir de quelle autre façon ces phénomènes pourraient s’expliquer.

L’existence et l’agglomération des nuages peuvent provenir soit d’une condensation de l’air ou de la convergence des vents, soit de l’enlacement d’atomes agrégés les uns aux autres et aptes à la formation des nuages, soit de la réunion de courants venus de la terre ou des eaux, soit encore de bien d’autres façons expliquant une telle formation d’une manière acceptable pour l’esprit.

Ensuite, quand ils se frottent les uns contre les autres, ou qu’ils subissent une altération, ils répandent de l’eau. Les pluies peuvent encore s’expliquer par un choc venu des courants d’air en des lieux propices, ces pluies étant plus violentes quand elles viennent d’un amas de nuages plus propices à cette sorte de formation[91].

Le tonnerre peut provenir soit d’un tourbillon, qui se forme dans les cavités des nuages, comme cela arrive dans nos vases, soit du bruit que fait le feu qui roule dans leur masse, soit de la déchirure et de la séparation violente des nuages, soit de frictions latérales ou de chocs entre les nuages cristallisés en glaçons. En un mot, pour ce phénomène encore, les faits exigent des explications multiples[92].

Les éclairs peuvent aussi se produire de bien des façons. Par suite de la friction ou du choc des nuages qui se heurtent, le feu qu’ils contiennent s’échappe et produit l’éclair ; ou encore, sous l’effet du vent, il sort des nuages des corps capables de produire cette lueur ; ou encore, il peut se produire une pression par suite des frictions entre les nuages, ou du choc des vents contre eux, ou encore les nuages ont intercepté la lumière des astres, et la rejettent ensuite lorsque le mouvement des nuages et des vents la fait tomber de nuage en nuage, ou encore la partie la plus ténue de la lumière peut filtrer à travers les nuages, ou encore les nuages peuvent se rassembler sous l’effet du feu et créer le tonnerre ; il peut encore se produire par suite de ce mouvement ou par inflammation du vent consécutive à une vive rotation, ou par suite d’un déchirement des nuages sous l’action du vent, et de la chute d’atomes produisant du feu et prenant l’aspect de l’éclair, ou encore de bien d’autres façons qu’il sera facile de trouver en s’appuyant sur les phénomènes terrestres, et en les comparant à eux par une vue d’ensemble[93].

Voici comment il peut se faire que l’on voie l’éclair, avant d’entendre le tonnerre. Les nuages étant formés comme je l’ai dit, les atomes qui produisent l’éclair s’échappent du nuage dès qu’il a été frappé par le vent, tandis que le vent qui tourbillonne dans le nuage ne produit le tonnerre qu’un peu après. Peut-être aussi tombent-ils tous les deux du nuage en même temps, mais l’éclair vient-il vers nous plus vite que le tonnerre, comme il arrive sur la terre pour certains corps qui en frappent d’autres[94].

La foudre[95], elle, peut provenir soit du rassemblement d’un grand nombre de vents, et de leur embrasement par suite d’un violent tourbillon, de la brisure partielle de l’ensemble, et de la chute plus violente encore de ce feu vers les lieux d’en bas ; cette brisure est causée par un excès de densité des lieux où elle se produit, par suite de l’entassement des nuages, et par cette brisure, le feu qu’ils contenaient s’échappe. Elle peut encore provenir, tout comme le tonnerre, du feu devenu trop abondant, condensé en souffles, et brisant le nuage, parce qu’il ne peut plus avancer par suite du tassement du nuage sur quelque montagne élevée, sur laquelle on voit le plus souvent tomber la foudre. La foudre peut encore se produire de bien des façons. Il importe simplement d’éviter l’explication mythologique. Et on l’évitera si l’on s’appuie constamment sur les faits sensibles pour leur demander des signes explicatifs des phénomènes invisibles[96].

Les trombes peuvent provenir soit de la descente vers le sol d’un nuage tourbillonnant sous la poussée d’un vent violent, qui lui donne par surcroît, par son action extérieure, un vif mouvement de translation, soit d’un vent qui l’enveloppe en cercle poussé de haut en bas par quelque courant d’air, soit de la ruée contre lui d’un vent qui ne peut passer de part et d’autre de lui par suite de la trop grande densité de l’air environnant. Quand le cyclone descend sur la terre, il forme des tourbillons causés par les effets du vent ; quand il descend sur la mer, il forme des trombes[97].

Les tremblements de terre[98] peuvent provenir d’un vent qui a pénétré dans le sol[99], s’y agite d’un mouvement continuel qui heurte les petites masses dont ce sol est formé, et y détermine un balancement. Ce vent a pu pénétrer dans le sol du dehors, ou provenir d’air enfermé dans les cavités de la terre et condensé. Ils peuvent aussi provenir de la propagation du mouvement causé par la chute des masses qui soutiennent le sol, ou d’un rebondissement des blocs de terre se heurtant à des blocs plus compacts et plus solides. Ils peuvent encore se produire de bien d’autres façons.

Les vents peuvent provenir de temps en temps d’une altération continue et progressive de l’air, ou de la réunion d’une importante masse d’eau. Le reste du temps, ils proviennent du remplacement par une nouvelle couche d’air d’une autre quantité d’air tombée dans les cavités de la terre.

La grêle peut provenir d’une forte congélation des nuages entourés de tous côtés par les vents, ou de la division de cette gelée ou d’une condensation plus faible de parcelles d’eau rapprochées et à la fois dissociées par les vents en petites masses consistantes et denses. Si la grêle est ronde, cela vient vraisemblablement de ce que dans le trajet qu’elle parcourt, ses angles se sont usés, ou de ce que des éléments d’air ou d’eau l’entourent et la pressent également de tous côtés.

La neige peut s’expliquer ainsi : par des trous appropriés des nuages préalablement tassés, l’eau filtre et tombe, puis se congèle au cours de sa chute, parce qu’elle est environnée dans des régions inférieures de nuages congelés. Elle peut encore provenir d’une congélation produite à l’intérieur de nuages ayant une égale porosité, la neige sortant du nuage quand les éléments d’eau qui lui sont mélangés sont pressés les uns contre les autres. Quand cette neige se condense encore et se resserre, elle produit la grêle, ce qui a lieu souvent au printemps[100].

La neige peut encore provenir d’un frottement de deux nuages très denses et congelés. Bien d’autres explications encore peuvent être données de la neige.

La rosée provient d’un rassemblement qui se forme dans l’air de particules susceptibles de produire cette humidité, ou d’un transport de ces particules venant soit de lieux humides, soit de lieux couverts d’eau, lieux où ce phénomène est le plus souvent observable, puis du rassemblement de ces particules en un même lieu, formant ainsi une masse humide, et de la chute de cette humidité dans les lieux inférieurs, comme nous voyons tant de phénomènes similaires se produire sur le sol. Le givre se produit par la congélation de cette rosée, quand elle se trouve entourée d’air froid.

La glace peut provenir de l’expulsion hors de l’eau de corpuscules de figure ronde, et de la condensation de corpuscules de forme scalène ou anguleuse contenus par l’eau, ou encore de l’addition de tels corpuscules venus du dehors se joindre à l’eau et la congeler après l’expulsion d’un certain nombre des atomes ronds.

L’arc-en-ciel[101] provient d’une projection de rayons solaires contre de l’air humide, ou d’un mélange particulier de lumière et d’air, qui forme les différentes couleurs de l’air, soit toutes, soit l’une d’entre elles, et sous l’influence duquel les parties voisines de l’air prennent ces couleurs, que nous voyons aux différentes parties de l’arc-en-ciel. Si l’arc-en-ciel a cette forme circulaire, c’est qu’il est en toutes ses parties à la même distance de l’oeil qui l’observe. Cette forme peut s’expliquer encore par la réunion des atomes de l’air et des nuages, par l’intervention de l’air venu en eux du soleil vers la lune, les atomes s’étant rassemblés et séparés de façon à former ce cercle.

Les halos autour de la lune naissent quand des atomes de feu sont venus de toutes parts vers la lune, ou quand les courants qui naissent de la lune sont repoussés également de façon à venir en cercle autour d’elle comme une masse nuageuse indissociable, ou encore quand l’air qui entoure la lune est également repoussé en tous points de façon à former autour d’elle un cercle dense. Ce halo n’est que partiel quand un courant est violemment poussé vers la lune du dehors, ou quand sa chaleur s’échappe par des pores appropriés de façon à former ce phénomène.

Les comètes proviennent des feux qui se produisent à des époques particulières, en certains lieux, par suite d’une condensation qui se produit dans le ciel, ou d’un mouvement particulier du ciel à certains moments au-dessus de nos têtes, de façon à faire apparaître de tels astres, ou encore d’astres qui à de certains moments s’élancent par suite de quelque circonstance appropriée, viennent au-dessus de l’horizon et deviennent visibles. Leur disparition s’explique par des raisons contraires.

Parmi les astres, certains font leur révolution dans un lieu fixe, et cela se produit non seulement parce que cette partie du monde autour de laquelle le reste tourne est immobile, comme on l’a prétendu, mais encore parce que ces astres sont étroitement liés à un tourbillon d’air circulaire qui les empêche de se mouvoir isolément comme les autres astres, et aussi peut-être, parce qu’ils ne rencontrent pas une matière susceptible de les faire changer de lieu, ce qui fait qu’ils restent dans le lieu où on les observe. Cela peut s’expliquer d’ailleurs de bien d’autres façons pourvu toutefois qu’on reste d’accord avec les phénomènes sensibles. Parmi les autres astres, les uns ont une course errante, s’il est vrai qu’ils se meuvent comme nous les voyons se mouvoir, ce sont les planètes, les autres ne suivent pas cette course errante[102].

Cela s’explique par suite d’une nécessité appliquée, dès l’origine, aux astres qui ont un mouvement circulaire, et telle qu’elle les force à être emportés dans une course régulière[103] tandis qu’elle a donné à d’autres un mouvement anormal[104]. Une autre explication est possible : parmi les lieux où ces astres sont emportés, les uns présentent des courants d’air réguliers poussant régulièrement et également les astres vers le même lieu, d’autres présentent des courants d’air irréguliers, qui sont cause des déviations que nous observons. Expliquer ces mouvements par une cause unique, alors que des faits exigent de nous des explications multiples, c’est une folie, une sottise que commettent ceux qui s’en tiennent à une forme d’astrologie périmée, et présentent des astres une explication sans valeur, en voulant à tout prix donner une fonction et un rôle à la nature divine. Certains astres paraissent laissés en arrière par d’autres. C’est vraisemblablement que, suivant le même cercle, ils ont un mouvement plus lent, ou qu’ils ont à lutter contre un mouvement contraire qui s’oppose à celui de leur tourbillon, ou encore qu’entraînés dans le même tourbillon, ils sont plus ou moins rapprochés du centre. Ne vouloir donner de ces faits qu’une explication unique, c’est chercher simplement à en imposer à la foule.

Ce qu’on appelle les étoiles filantes peut s’expliquer par une déchirure ou par une collision ou par une chute partout où souffle un vent violent, comme je l’ai dit pour les éclairs. Les étoiles filantes peuvent encore s’expliquer par un rassemblement d’atomes donnant du feu, une réunion de corpuscules semblables produisant ce phénomène, ou encore par un mouvement se produisant là où, à l’origine, un élan s’est fait pour aboutir à une réunion, ou encore par un amas de vent en forme d’épais nuage qui s’est enflammé par suite du mouvement de rotation ; le feu brise alors son enveloppe et se porte vers un lieu correspondant à l’impulsion qu’il a reçue. On peut encore donner de ce phénomène une multitude d’autres explications.

Les prédictions tirées de certains animaux[105] s’expliquent par une coïncidence, car ces animaux n’ont en eux aucune raison nécessaire susceptible de produire l’hiver, et il n’y a aucune divinité pour observer les levers de ces animaux et pour fournir d’après cela des présages. Aucun animal pourvu d’intelligence ne tombe dans cette aberration, à plus forte raison, l’être qui possède la béatitude.

Souviens-toi donc de tout cela, Pythoclès. Tu te débarrasseras ainsi en grande partie de la mythologie, et tu seras capable de saisir à plein tous les phénomènes analogues. Tu t’expliqueras mieux ainsi les principes du monde, de l’infini, et de toutes les choses du même ordre, et aussi des critères de la vérité, et des affections, et tu saisiras mieux pourquoi nous avons fait tout cet exposé. Car ceux qui ne seront pas attachés avec conviction à l’étude des problèmes concernant la connaissance parfaite des causes de chaque phénomène particulier, ceux-là, non seulement ne les comprendront jamais bien, mais encore ne parviendront jamais au but que l’on cherche à atteindre par cette étude[106].

Voilà donc les théories d’Épicure sur les météores. Pour les questions concernant la conduite de la vie, et la discrimination de ce qu’il faut éviter et de ce qu’il faut rechercher, voici maintenant ce qu’il en écrit. Toutefois, avant de parcourir ses idées sur la question, disons comment lui-même et ses disciples définissent le sage[107].

Les malheurs des hommes viennent de la haine, de l’envie ou du mépris : le sage trouve dans sa raison le moyen d’éviter ces travers. Celui qui a été sage une fois ne peut plus changer d’attitude, ni travestir la vérité, dût-il être plus pesamment opprimé par ses maux, ni rien faire qui s’oppose à sa sagesse. Tous les corps, tous les pays ne sont pas également propres à la sagesse[108].

Même soumis à la torture, le sage peut être heureux. Seul un sage peut obliger ses amis, aussi bien quand ils sont absents que quand ils sont présents (…[109]) Quand on le torture, il peut se plaindre et gémir. Le sage n’abuse jamais d’une femme par des moyens illégaux (cf. Diogène, Abrégé des doctrines morales d’Epicure). Il pourra châtier ses esclaves, mais il aura pitié de ceux d’entre eux qui ont des qualités, et il leur pardonnera. Selon les philosophes épicuriens, le sage ne doit pas être amoureux, ni se soucier de son tombeau. L’amour n’est pas une passion envoyée par les dieux (cf. Diogène, livre XII). Le sage ne doit pas se soucier d’éloquence. Le mariage n’est jamais avantageux ; bienheureux même celui à qui il ne nuit pas. Le sage ne doit ni se marier ni avoir d’enfants (cf. Épicure, des Doutes, de la Nature). Quelques-uns, pourtant, en certaines circonstances se marieront et se détourneront de la sagesse. Le sage ne s’enivrera jamais (cf. Épicure, Banquet). Il ne fera pas de politique (cf. des Vies, livre I). Il n’aspirera pas à la tyrannie, il ne sera pas cynique (id., livre II), il ne mendiera pas ; s’il devient aveugle, il ne devra pas changer sa vie pour cela (id.). Le sage peut être triste (cf. Diogène, Opinions choisies, livre V), il pourra avoir des procès et aussi laisser des écrits, mais qui ne soient point des panégyriques. Il pourra songer à acquérir du bien, prévoir l’avenir ([110]) Il pourra songer à sa réputation, mais en évitant de se faire mépriser par là. Au spectacle, il prendra plus de plaisir que tout le monde. Mais ses fautes seront aussi beaucoup plus graves.

Tous les Épicuriens ne sont pas d’accord sur la santé : pour les uns c’est un bien, pour les autres c’est une chose indifférente. Le courage vient non de la nature, mais d’un calcul d’intérêt. On se fait un ami pour l’utilité qu’il a. Il faut prendre les devants pourtant, car c’est comme une terre que l’on sème. L’amitié consiste dans la mise en commun des joies. Il y a deux sortes de bonheur : le bonheur suprême que possède la divinité, et qui n’admet pas d’augmentation, et celui qui admet une augmentation et une diminution. Le sage peut indifféremment consacrer des statues. Seul le sage peut parler comme il faut de la musique et de la poésie (mais il ne peut donner une évidence des poèmes...[111]). Il y a des sages plus sages que d’autres. Le sage qui est dans le besoin peut gagner de l’argent, mais avec sa seule sagesse. A l’occasion, il pourra obéir au monarque, et il se réjouira de voir un homme se corriger. Il pourra tenir une école, mais pas pour s’y faire obéir d’une foule. Il pourra faire des lectures publiques, mais seulement si on le lui demande. Il donnera des certitudes, et non pas des doutes. Il sera semblable à lui-même pendant son sommeil[112] et saura mourir s’il le faut pour un ami. Voilà les théories épicuriennes[113]. Passons maintenant à la lettre.

ÉPICURE A MÉNÉCÉE[114]

Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à philosopher, et quand on est vieux, il ne faut pas se lasser de philosopher. Il n’est jamais ni trop tôt, ni trot tard pour prendre soin de son âme. Celui qui di qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps de philosopher, ressemble à celui qui dit qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps d’atteindre le bonheur. On doit donc philosopher quand on est jeune et quand on est vieux, dans le second cas pour rajeunir au contact du bien, par le souvenir des jours passés, et dans le premier cas, afin d’être, quoique jeune, aussi ferme qu’un vieillard devant l’avenir. Il faut donc étudier les moyens d’acquérir le bonheur, puisque quand il est là nous avons tout, et quand il n’est pas là, nous faisons tout pour l’acquérir.

Observe donc et applique les principes que je t’ai continuellement donnés, en te convaincant que ce sont les éléments nécessaires pour bien vivre. Pense d’abord que le dieu est un être immortel et bienheureux, comme l’indique la notion commune de divinité, et ne lui attribue jamais aucun caractère opposé à son immortalité et à sa béatitude. Crois au contraire à tout ce qui peut lui conserver cette béati tude et cette immortalité[115]. Les dieux existent, nous en avons une connaissance évidente. Mais leur nature n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Celui qui nie les dieux de la foule n’est pas impie, l’impie est celui qui attribue aux dieux les caractères que leur prête la foule. Car ces opinions ne sont pas des intuitions, mais des imaginations mensongères. De là viennent pour les méchants les plus grands maux, et pour les bons, les plus grands biens.

La foule, habituée à la notion particulière qu’elle a de la vertu, n’accepte que les dieux conformes à cette vertu, et croit faux tout ce qui en est différent[116].

Habitue-toi en second lieu à penser que la mort n’est rien pour nous[117], puisque le bien et le mal n’existent que dans la sensation. D’où il suit qu’une connaissance exacte de ce fait que la mort n’est rien pour nous permet de jouir de cette vie mortelle, en nous évitant d’y ajouter une idée de durée éternelle et en nous enlevant le regret de l’immortalité. Car il n’y a rien de redoutable dans la vie pour qui a compris qu’il n’y a rien de redoutable dans le fait de ne plus vivre. Celui qui déclare craindre la mort non pas parce qu’une fois venue elle est redoutable, mais parce qu’il est redoutable de l’attendre est donc un sot.

C’est sottise de s’affliger parce qu’on attend la mort, puisque c’est quelque chose qui, une fois venu, ne fait pas de mal. Ainsi donc, le plus effroyable de tous les maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque tant que nous vivons, la mort n’existe pas. Et lorsque la mort est là, alors, nous ne sommes plus. La mort n’existe donc ni pour les vivants, ni pour les morts, puisque pour les uns elle n’est pas, et que les autres ne sont plus. Mais la foule, tantôt craint la mort comme le pire des maux, tantôt la désire comme le terme des maux de la vie. Le sage ne craint pas la mort, la vie ne lui est pas un fardeau, et il ne croit pas que ce soit un mal de ne plus exister. De même que ce n’est pas l’abondance des mets, mais leur qualité qui nous plaît, de même, ce n’est pas la longueur de la vie, mais son charme qui nous plaît. Quant à ceux qui conseillent au jeune homme de bien vivre, et au vieillard de bien mourir, ce sont des naïfs, non seulement parce que la vie a du charme, même pour le vieillard, mais parce que le souci de bien vivre et le souci de bien mourir ne font qu’un. Bien plus naïf est encore celui qui prétend que ne pas naître est un bien :

Et quand on est né, franchir au plus tôt les portes de l’Hadès[118].

Car si l’on dit cela avec conviction, pourquoi ne pas se suicider ? C’est une solution toujours facile à prendre, si on la désire si violemment. Et si l’on dit cela par plaisanterie, on se montre frivole sur une question qui ne l’est pas. Il faut donc se rappeler que l’avenir n’est ni à nous, ni tout à fait étranger à nous, en sorte que nous ne devons, ni l’attendre comme s’il devait arriver, ni désespérer comme s’il ne devait en aucune façon se produire.

Il faut en troisième lieu comprendre que parmi les désirs, les uns sont naturels et les autres vains, et que parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres seulement naturels. Enfin, parmi le désirs nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, les autres à la tranquillité du corps, et les autres la vie elle-même. Une théorie véridique des désirs sait rapporter les désirs et l’aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la fin d’une vie bienheureuse, et que toutes nos actions ont pour but d’éviter à la fois la souffrance et le trouble.

Quand une fois nous y sommes parvenus, tous les orages de l’âme se dispersent, l’être vivant n’ayant plus alors à marcher vers quelque chose qu’il n’a pas, ni à rechercher autre chose qui puisse parfaire le bonheur de l’âme et du corps. Car nous recherchons le plaisir, seulement quand son absence nous cause une souffrance. Quand nous ne souffrons pas, nous n’avons plus que faire du plaisir. Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin d’une vie bienheureuse. Le plaisir est, en effet, considéré par nous comme le premier des biens naturels, c’est lui qui nous fait accepter ou fuir les choses, c’est à lui que nous aboutissons, en prenant la sensibilité comme critère du bien. Or, puisque le plaisir est le premier des biens naturels, il s’ensuit que nous n’acceptons pas le premier plaisir venu, mais qu’en certains cas, nous méprisons de nombreux plaisirs, quand ils ont pour conséquence une peine plus grande. D’un autre côté, il y a de nombreuses souffrances que nous estimons préférables aux plaisirs, quand elles entraînent pour nous un plus grand plaisir. Tout plaisir, dans la mesure où il s’accorde avec notre nature, est donc un bien, mais tout plaisir n’est pas cependant nécessairement souhaitable. De même, toute douleur est un mal, mais pourtant toute douleur n’est pas nécessairement à fuir. Il reste que c’est par une sage considération de l’avantage et du désagrément qu’il procure, que chaque plaisir doit être apprécié. En effet, en certains cas, nous traitons le bien comme un mal, et en d’autres, le mal comme un bien.

Ne dépendre que de soi-même est, à notre avis, un grand bien, mais il ne s’ensuit pas qu’il faille toujours se contenter de peu. Simplement, quand l’abondance nous fait défaut, nous devons pouvoir nous contenter de peu, étant bien persuadés que ceux-là jouissent le mieux de la richesse qui en ont le moins besoin, et que tout ce qui est naturel s’obtient aisément, tandis que ce qui ne l’est pas s’obtient malaisément. Les mets les plus simples apportent autant de plaisir que la table la plus richement servie, quand est absente la souffrance que cause le besoin, et du pain et de l’eau procurent le plaisir le plus vif, quand on les mange après une longue privation. L’habitude d’une vie simple et modeste est donc une bonne façon de soigner sa santé, et rend l’homme par surcroît courageux pour supporter les tâches qu’il doit nécessairement remplir dans la vie. Elle lui permet encore de mieux goûter une vie opulente, à l’occasion, et l’affermit contre les revers de la fortune. Par conséquent, lorsque nous disons que le plaisir est le souverain bien, nous ne parlons pas des plaisirs des débauchés, ni des jouissances sensuelles, comme le prétendent quelques ignorants qui nous combattent et défigurent notre pensée. Nous parlons de l’absence de souffrance physique et de l’absence de trouble moral. Car ce ne sont ni les beuveries et les banquets continuels, ni la jouissance que l’on tire de la fréquentation des mignons et des femmes, ni la joie que donnent les poissons et les viandes dont on charge les tables somptueuses, qui procurent une vie heureuse, mais des habitudes raisonnables et sobres, une raison cherchant sans cesse des causes légitimes de choix ou d’aversion, et rejetant les opinions susceptibles d’apporter à l’âme le plus grand trouble.

Le principe de tout cela et en même temps le plus grand bien, c’est donc la prudence. Il faut l’estimer supérieure à la philosophie elle-même, puisqu’elle est la source de toutes les vertus, qui nous apprennent qu’on ne peut parvenir à la vie heureuse sans la prudence, l’honnêteté et la justice, et que prudence, honnêteté, justice ne peuvent s’obtenir sans le plaisir. Les vertus, en effet, naissent d’une vie heureuse, laquelle à son tour est inséparable des vertus.

Y a-t-il quelqu’un que tu puisses mettre au-dessus du sage ? Le sage a sur les dieux des opinions pieuses. Il ne craint la mort à aucun moment, il estime qu’elle est la fin normale de la nature, que le terme des biens est facile à atteindre et à posséder, il sait que les maux ont une durée et une gravité limitées ; il sait ce qu’il faut penser de la fatalité, dont on fait une maîtresse despotique. Il sait que les événements viennent les uns de la fortune, les autres de nous, car la fatalité est irresponsable et la fortune est inconstante ; que ce qui vient de nous n’est soumis à aucune tyrannie, et sujet au blâme et à l’éloge. Il vaudrait mieux en effet suivre les récits mythologiques sur les dieux que devenir esclaves de la fatalité des physiciens. La mythologie laisse l’espérance qu’en honorant les dieux on se les conciliera, mais la fatalité est inexorable. Le sage ne croit pas, comme la foule, que la fortune soit une divinité, car un dieu ne peut pas agir d’une façon désordonnée. Elle n’est pas non plus pour lui une cause, étant instable. Il ne croit pas qu’elle soit la cause du bien et du mal, ni de la vie heureuse, et pourtant il sait qu’elle peut apporter de grands biens ou de grands maux. Il croit qu’il vaut mieux faire de bons calculs, même malchanceux, qu’avoir de la chance après de mauvais calculs. Car ce qui vaut mieux, c’est réussir dans des entreprises que l’on a sagement méditées.

Attache-toi donc à ces idées et à celles du même genre chaque jour et chaque nuit, en y réfléchissant à part toi, et avec un ami semblable à toi, tu ne seras jamais troublé, ni dans tes songes, ni dans tes veilles, et tu vivras parmi les hommes comme un dieu[119] L’homme qui vit au milieu de biens immortels n’a plus, en effet, rien de commun avec les mortels.

Épicure rejette la divination dans d’autres ouvrages, et en particulier dans son Petit Abrégé. Il dit : « La divination n’existe pas, et si elle existait, il faut penser que les événements ne sont pas en notre pouvoir. » Sur la conduite de la vie, voilà donc ce qu’il dit ; il l’exprime d’ailleurs d’une façon plus détaillée. Il est en désaccord avec les Cyrénaïques[120] sur la théorie du plaisir. Ceux-ci mettent le plaisir, non dans le repos, mais dans le mouvement. Épicure accepte les deux, qu’il s’agisse de l’âme ou du corps. Il le dit dans son livre sur le Choix et l’Aversion, dans son livre des Fins, dans le premier livre de son ouvrage des Vies, et dans sa Lettre aux philosophes de Mitylène. De même, Diogène (Opinions choisies, livre XVII) et Métrodore (Timocrate) disent : « Le plaisir, c’est ce qui est en repos, et ce qui est en mouvement. » Et Épicure dit dans le livre du Choix : « L’ataraxie, l’absence de douleur sont des plaisirs en repos, la joie et l’allégresse sont des plaisirs en mouvement. »

Voici encore un point sur lequel il s’oppose aux Cyrénaïques : eux croient que les douleurs physiques sont plus pénibles que les douleurs morales, puisque c’est par des châtiments corporels qu’on punit les criminels. Épicure trouve plus pénibles les douleurs morales, car la chair ne ressent que les douleurs actuelles, tandis que l’âme souffre des maux présents, passés et à venir. Il en conclut que les joies morales sont aussi supérieures aux joies physiques.

Voici comment il démontre que le plaisir est le souverain bien : On voit dès leur naissance les êtres vivants rechercher le plaisir et fuir la douleur, par une inclination naturelle, et sans l’intervention d’aucun raisonnement. C’est donc spontanément que nous fuyons la douleur. Hercule lui-même, brûlé par sa tunique, pousse des cris :

Il se lamente, il hurle, et tout autour de lui gémissent les rochers,

Les monts de Locre, et les roches abruptes de l’Eubée[121].

Si l’on apprend un métier, ce n’est pas pour le métier lui-même, c’est pour le plaisir qu’il procure ; exemple : la médecine pour la santé (cf. Diogène, Opinions choisies, livre XX, qui ajoute que l’instruction est délectation[122].)

Épicure ajoute que seule la vertu est inséparable du plaisir ; le reste, qui est périssable, en diffère. Mais allons, ajoutons maintenant, comme on dit, le couronnement à l’édifice de la vie et des ouvrages du philosophe, en rapportant ses idées maîtresses et, pour conclure par là tout notre ouvrage, disons pour finir ce qui est le principe du bonheur.

Le sage qui possède la béatitude immortelle, n’a point d’affaires et n’en crée à personne ; il est exempt de colère, il ne flatte personne, car ces attitudes sont signe de faiblesse. Épicure dit en d’autres endroits que les dieux sont intelligibles : les uns n’ont qu’une existence abstraite, les autres, ressemblance qui leur vient d’une affluence continuelle de figures semblables, ont un aspect proche de la figure humaine. La mort n’est rien pour nous, car ce qui est détruit n’est plus sensible, et ce qui est insensible ne peut rien contre nous[123]. La limite extrême de la grandeur des plaisirs, c’est l’absence totale de douleur. Car partout où est le plaisir, et aussi longtemps qu’il est présent, il n’y a place ni pour la douleur, ni pour l’affliction, ni pour les deux sortes de souffrances réunies[124].

La douleur qui affecte la chair n’est jamais continuelle, la plus vive dure le moins longtemps, et celle qui efface simplement le plaisir dans la chair, ne dure pas de nombreux jours. Et les maladies de longue durée apportent même à la chair plus de plaisir que de douleur.

Une vie heureuse est impossible sans la sagesse, l’honnêteté et la justice, et celles-ci à leur tour sont inséparables d’une vie heureuse[125]. Celui-là donc qui ne vit ni honnêtement, ni sagement, ni justement, celui-là ne peut vivre heureux.

Pour avoir sur les hommes de l’influence, par un pouvoir et une royauté contraires aux lois naturelles, mais qu’ils croyaient susceptibles de leur donner cet avantage, des hommes ont voulu devenir glorieux et célèbres, pensant obtenir un pouvoir solide sur les hommes. Si leur vie a été sûre, ils ont reçu les biens de la nature, mais dans le cas contraire, ils n’ont pas ce pour quoi à l’origine ils ont désiré posséder ce bien très naturel[126].

Aucun plaisir n’est de soi un mal, mais les effets de certains plaisirs apportent avec eux de nombreux troubles plus intenses que les plaisirs qui les ont causés.

Si toutes les espèces de plaisirs pouvaient s’accumuler, avec le temps l’ensemble ainsi formé serait la partie la plus puissante de la nature et les plaisirs ne différeraient plus les uns des autres[127].

Si les effets de ce qui est un plaisir pour les débauchés dissipaient les craintes de l’esprit touchant les météores, la mort et la souffrance, et qu’ils leur apprissent la limite des désirs, je n’aurais plus rien à leur reprocher, puisqu’ils seraient absolument et toujours remplis de plaisirs, et n’auraient nulle part de douleur ou d’affliction, c’est-à-dire de mal.

Si les imaginations concernant les météores ne nous apportaient aucun trouble, et si la mort ne nous inquiétait pas, et s’il nous était possible[128] de connaître la fin de nos souffrances et de nos désirs, nous n’aurions pas besoin de connaître la physique. Mais il n’est pas possible de nous délivrer des craintes suscitées par les grands problèmes, si nous ne savons pas la nature de l’univers, et si nous nous en tenons aux explications mythologiques, en sorte qu’il est impossible de goûter les plaisirs purs sans la connaissance de la physique.

Il ne sert en rien de s’être assuré la tranquillité pour les choses humaines quand on n’a sur les choses du ciel et celles de la terre, et, pour dire le mot, sur les choses de l’infini, que des conjectures fausses. Quand on a jusqu’à un certain point le repos pour les choses humaines, on retire de la faculté de réflexion et d’une aisance faciles à trouver, la tranquillité parfaite, qui consiste à se tenir à l’écart des agitations de la foule. Et cette richesse est bien délimitée et d’une acquisition aisée, tandis que l’on cherche éternellement, sans les jamais obtenir, les richesses fondées sur des opinions vaines.

La fortune donne au sage des biens petits, mais les vrais et grands biens qui sont essentiels, sa raison les lui fournit, les lui donne et les lui conserve pendant toute sa vie. L’homme juste ignore le trouble, tandis que l’homme injuste est continuellement troublé. Le plaisir de la chair ne s’augmente pas, quand une fois a cessé la douleur que causait le besoin, il varie simplement[129]. Au contraire, le souverain bien de la pensée engendre le souverain bien du plaisir, et c’est la recherche et la découverte de toutes les causes directes et indirectes qui lui apportaient les plus grandes craintes.

A l’égard du plaisir, une vie infinie et une vie limitée ont la même valeur, quand on sait estimer la fin du plaisir à la mesure de la raison. La chair recule à l’infini la limite du plaisir, mais il faut aussi un temps infini pour le procurer. Au contraire, la pensée, saisissant par la raison la limite et la fin de la chair, et délivrant de la crainte de l’infini, rend la vie parfaite et nous supprime ce besoin d’un temps infini. Mais elle ne supprime pas le plaisir, même lorsque nous sommes près de sortir de la vie, comme s’il nous manquait quelque chose pour nous rendre bienheureux.

Celui qui a une conscience claire des limites de la vie sait aussi combien on acquiert facilement la suppression des souffrances qui naissent du besoin, gage d’une vie absolument parfaite. Il ne se met donc pas en peine des choses que l’on n’acquiert qu’au prix d’une lutte.

Il faut réfléchir à cette idée que la fin à quoi nous rapportons nos opinions est assurée, qu’elle est tout entière évidente, sinon tout sera plein de confusion et de trouble. Si vous rejetez toutes les sensations, vous n’aurez plus rien sur quoi vous appuyer pour dire que certaines d’entre elles sont fausses, et pour discerner la vérité.

Si vous rejetez de parti pris absolument une sensation, et si vous ne faites pas le départ entre les opinions non prouvées et celles fondées sur le présent, entre ce qui s’appuie sur la sensation et l’affection et ce qui s’appuie sur une hypothèse imaginaire de la pensée, vous confondrez tellement tous les sens par des opinions fausses que vous vous ôterez tout pouvoir de juger.

Si, d’autre part, vous acceptez également ce qui dans vos conjectures a besoin d’une confirmation, et ce qui n’en a pas besoin, vous serez incapable de discerner le vrai du faux, et ce sera comme si vous admettiez à la fois le doute et l’affirmation catégorique du vrai ou du faux.

Si, enfin, en chaque occasion, vous ne rapportez pas chacune de vos actions à la fin naturelle, et si, avant de parvenir à cette fin, vous vous trompez dans vos adhésions et dans vos abstentions, vos actes ne seront jamais conformes à vos principes.

Ceux que la sagesse a conduits au bonheur pendant toute leur vie, voilà les gens dont il faut se faire des amis. Cette même sagesse donne la confiance et supprime la crainte des maux éternels, car elle montre que dans les limites de la vie, l’amitié est pour l’homme le soutien le plus précieux.

Parmi les désirs, les uns sont naturels et nécessaires, les autres naturels et non nécessaires, et les autres ni naturels ni nécessaires, mais l’effet d’opinions creuses[130].

Par naturels et nécessaires, Épicure entend les désirs qui nous délivrent de la douleur, comme celui de boire quand on a soif. Parmi les naturels et non nécessaires, sont ceux qui ne font que varier les plaisirs, sans supprimer aucune douleur, comme le désir de boire de bon vin. Parmi les autres, qui ne sont ni naturels ni nécessaires, on range par exemple le désir d’offrir des couronnes et des statues.

Les désirs dont la non-satisfaction n’est pas une cause de douleur ne sont pas nécessaires : ils comportent un appétit que l’on peut aisément supprimer toutes les fois qu’il est difficile à satisfaire, ou qu’il entraîne pour l’homme un dommage. Les désirs naturels dont la non-satisfaction n’est pas une cause de douleur et qui se présentent sous la forme d’un appétit violent sont des désirs formés par une opinion creuse : s’ils nous apportent du plaisir, ce plaisir ne vient pas d’eux, il vient de notre vanité.

La justice naturelle répond à un besoin, elle tend à éviter que les hommes ne se nuisent mutuellement. Les êtres vivants qui n’ont pas pu s’unir par des contrats pour éviter de se nuire mutuellement, n’ont pas de mot pour désigner le juste et l’injuste. Il en est de même pour les peuples qui n’ont pas pu ou n’ont pas voulu établir de pacte pour éviter de se nuire mutuellement.

La justice n’est rien en soi, elle n’a de sens que dans les contrats liant les parties et rédigés pour déclarer que l’on évitera de se nuire mutuellement. De la même façon, l’injustice n’est pas de soi un mal, elle n’en est un que par la crainte, née du soupçon, qu’elle n’échappe pas à ceux qui sont désignés pour la punir. Il est en effet impossible que l’homme qui a commis quelque injustice contraire au traité passé de ne pas nuire à autrui soit bien assuré de n’être pas découvert ; fût-il bien caché, il ne le sera pas éternellement.

On expliquera de la même façon la notion de bien public : ce bien n’est un avantage que relativement à la vie en commun. Le bien privé, propre à telle région, n’est pas identique pour tous.

Ce qui, par expérience, est reconnu utile aux besoins communs d’une société, et qui par là est communément pensé juste, est réellement juste de sa nature, que ce bien soit ou non le même pour tous.

Si un fait est sanctionné par une loi, sans qu’il en résulte un avantage pour la communauté, ce fait n’est pas juste de sa nature. D’un autre côté, si l’avantage d’un fait reconnu juste vient à cesser, mais après être resté pendant un moment en accord avec ce qu’on espérait de lui, ce fait était juste pendant tout ce temps, pour qui ne se laisse pas prendre aux paroles creuses, mais regarde de préférence les choses. Lorsque, sans qu’intervienne quelque circonstance nouvelle, l’acte qui avait paru juste ne semble plus s’accorder avec l’idée anticipée que l’on s’était faite de lui, cet acte n’est pas juste. Mais lorsque ce qui est juste cesse d’être utile, parce que quelque circonstance nouvelle s’est produite, cet acte cesse sans doute d’être juste, dès lors qu’il n’est plus utile, mais il était juste pendant tout le temps où il était utile à la communauté.

L’homme qui, des réalités extérieures, a su tirer comme il fallait l’assurance et la confiance, cet hommelà a fait plusieurs parts dans les choses : il s’est assimilé tout ce qu’il pouvait s’assimiler, et ce qu’il ne pouvait intégrer à son esprit, il s’est bien gardé de le rejeter comme étranger à sa nature, il n’a repoussé que ce qu’il avait intérêt à repousser.

Et les hommes qui, des réalités intérieures, ont su tirer l’assurance et la confiance, ces hommes-là ont vécu heureux parmi leurs concitoyens, forts d’une foi solide et d’une amitié parfaite, et jamais ils ne se sont plaints que fût lamentable le sort d’un homme mort prématurément[131].


[1] Nom donné aux colonies athéniennes du ~ Ve siècle, qui avaient un caractère très différent de celui des premières colonies, du ~VIIIe. Celles-ci étaient indépendantes de la métropole, à laquelle elles n’étaient unies que par des liens religieux. Au Ve, au contraire, les clérouquies sont dans la dépendance politique d’Athènes. Ce sont des points stratégiques, dont les habitants restent citoyens d’Athènes et soumis aux lois de cette ville.
[2] En ~339. Cf. liv. IV, Biographie de Xénocrate, second chef de secte après Platon.
[3] Général macédonien qui gouverna l’empire à la mort d’Alexandre et fut assassiné en ~321.
[4] Alors qu’il avait environ 35 ans.
[5] Texte altéré.
[6] Environ 100 francs-or.
[7] C’est-à-dire le bavard qui ne débite que des sornettes.
[8] C’est-à-dire celui qui flatte pour obtenir des présents.
[9] Les Épicuriens sont souvent nommés les philosophes du jardin.
[10] Environ 8 000 francs-or.
[11] Une des Cyclades, aujourd’hui Thernia.
[12] En ~341. Cette date ne concorde pas avec celle donnée plus haut, cf. note 2, où D.L. dit qu’à 18 ans, en ~339, il vint à Athènes.
[13] Décembre janvier.
[14] Vers 271, ce qui lui donne en effet 72 ans, s’il est né en ~324.
[15] Dème d’Attique.
[16] Autre dème d’Attique.
[17] Novembre-décembre.
[18] Juillet-août.
[19] Cette indication contredit celle donnée plus haut, selon laquelle, contrairement à Pythagore, Épicure ne voulait pas que ses disciples missent leurs biens en commun.
[20] Lacune.
[21] Lacune.
[22] D.L. s’adresse donc ici à la personne à qui il dédie son livre. Est-ce la même que celle à qui il s’adressait au livre III, et dont il faisait un disciple de Platon ? Et quelle importance faut-il attribuer à la dédicace dans la recherche des idées philosophiques de D.L. lui-même ?
[23] A propos de ce mépris pour la dialectique pure, cf. Cicéron, de Fin., 1, 7, 22 : Il supprime les définitions, ne dit rien de la division, n’explique pas comment on aboutit à une conclusion, ne montre pas comment il faut résoudre les arguments captieux, ni distinguer les arguments douteux.
[24] La sensation est donc vraie d’une vérité psychologique indiscutable : tout ce qu’on sent, il est bien vrai qu’on le sent.
[25] L’idée générale est donc le souvenir d’un grand nombre de sensations semblables.
[26] Épicure distingue ainsi nettement la prolepsis concept, ce que Lucrèce appellera notities, et l’hypolepsis l’opinion. Le concept ne laisse pas place à l’erreur, au contraire l’opinion peut comporter l’erreur, parce qu’elle porte le plus souvent sur l’avenir, l’objet de l’attente (prosménon).
[27] L’authenticité de cette lettre n’est pas contestée.
[28] Hamelin (op. cit.) suit un texte différent donné par Usener (Epicurea), et qui est le suivant : On ferait une bonne oeuvre, si l’on procurait un abrégé.
[29] Ici encore, le texte d’Usener diffère de celui de Cobet.
[30] Ce premier principe : « Rien ne naît de rien » est aussi le début du livre de Lucrèce sur la nature (I, 143-208) : « Voici quel sera notre premier principe : jamais rien ne naît de rien par un acte des dieux... car si quelque chose naissait de rien, n’importe quoi pourrait naître de n’importe quoi, sans avoir besoin de germe. » Lucrèce traduit de très près cette lettre.
[31] Cette phrase ne fait pas partie de la lettre à Hérodote, elle est une réflexion de D.L., qui en fera beaucoup d’autres par la suite.
[32] Cette dernière expression est une traduction d’Hamelin.
[33] Lucrèce a repris cette théorie de l’existence du vide : de Natura, I, 323.
[34] C’est la différence entre les caractères essentiels, propres à l’objet, et les attributs accidentels, variables et non nécessaires.
[35] Cf. Lucrèce, I, 475-627 : Corpora sunt porro partira primordia rerum, / Partim concilio quae constant principiorum... (les corps sont soit les éléments des choses, soit les composés formés de ces éléments).
[36] Hamelin croit à l’existence d’une lacune, et sous-entend « quelque chose d’extérieur à lui, puisqu’il est l’univers ».
[37] Cf. Lucrèce, I, 412-442, et 944-1015.
[38] Texte altéré et lacune.
[39] Cf. Lucrèce, II, 80-165 : Nam quoniam per inane vagantur...
[40] Lucrèce reprend la même démonstration en II, 1050.
[41] Ces simulacres sont étudiés dans la première partie du livre IV de Lucrèce :
Esse ea quae rerum simulacra vocamus, / Quae, quasi membranae summo de corpore rerum / Dereptae, volitant ultra citroque per auras.
(il existe des images des corps que j’appelle simulacres : ce sont en quelque sorte des membranes qui se détachent des objets et volent en tous sens dans les airs).
[42] Le texte de Cobet est ici très différent de celui d’Usener, qu’Hamelin traduit ainsi (p. 401) : « Cependant il n’est pas vrai qu’un corps qui se meut dans ces temps, dont le raisonnement seul nous révèle l’existence, arrive à pareil instant au terme de distances plus grandes et de distances plus petites. Cela est à son tour inconcevable, et d’autre part, si un corps en mouvement met un temps perceptible pour arriver depuis un point quelconque de l’infini, il ne s’ensuit pas qu’il n’arrivera pas en un temps perceptible depuis un lieu à partir duquel son mouvement soit saisissable pour nous, car il sera vrai qu’en elle-même sa vitesse sera proportionnelle aux résistances, quoique pendant la durée du mouvement que nous observons, nous lui laissions relativement à nous une vitesse telle que celle qui n’aurait rencontré aucune résistance. »
[43] Cf. Lucrèce, IV, 102-120, qui cherche à faire comprendre la petitesse des simulacres par des arguments semblables à l’argument du ciron de Pascal.
[44] Cf. Lucrèce, IV, 120-130.
[45] Cf. Lucrèce, IV, 227-265.
[46] Autrement dit, la sensation est vraie, c’est le jugement que nous portons sur elle qui admet l’erreur. Lucrèce dira de même (IV, 376-518) : Non possunt oculi naturam noscere rerum, / Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli. (les yeux ne peuvent pas connaître les lois de la nature, n’impute donc pas aux yeux une erreur qui vient de l’esprit.)
[47] Cf. Lucrèce, IV, 463 : « Car rien n’est plus difficile que de distinguer les sensations réelles des opinions fausses que l’esprit y ajoute. »
[48] Lucrèce explique l’ouïe à peu près de la même façon qu’Épicure, dans les vers IV, 521-611.
[49] C.-à-d. formés de parties semblables.
[50] Épicure critique ici la théorie d’Aristote.
[51] Cf. Lucrèce, IV, 670-718.
[52] Distinction des bonnes et des mauvaises odeurs.
[53] Critique de la théorie de Démocrite.
[54] Hamelin traduit le mot grec parallagas par « des grandeurs l’emportant de beaucoup sur les autres en petitesse » ; c’est, me semble-t-il, donner à parallatto un sens inhabituel.
[55] Autre critique de la théorie de Démocrite.
[56] Il faut entendre par ces mots la plus petite perception, ce qu’Hamelin traduit abstraitement par « le minimum sensible ».
[57] Façon bien compliquée de dire que ce minimum sensible n’est qu’un élément de comparaison.
[58] C.-à-d. : il y a le même rapport entre le plus petit élément sensible et la sensation, qu’entre le plus petit élément de l’atome et l’atome lui-même.
[59] Le texte adopté par Cobet pour cette phrase n’est pas clair ; Hamelin, suivant le texte d’Usener, donne une traduction correspondant à un plus long développement (p. 409).
[60] C.-à-d. se produisant dans le vide.
[61] Par opposition à la simple conjecture dans l’invisible.
[62] Cf. Lucrèce (III, 144) : « Le reste de l’âme est disséminé dans tout le corps », et (III, 324) : « L’âme est contenue dans l’ensemble du corps. »
[63] Cf. Lucrèce (III, 334) : « Le corps et l’âme ne peuvent pas sentir l’un sans l’autre. »
[64] Cette distinction est reprise par Lucrèce : 111, 140-144.
[65] Par opposition aux caractères essentiels qu’Épicure vient d’étudier.
[66] Cf. Lucrèce, I, 442-475.
[67] Texte altéré.
[68] Ainsi les Épicuriens les premiers essaient de donner du langage une explication psychologique et sociologique à la fois. Le premier langage a été purement émotif, ce sont les besoins de l’homme qui l’ont conduit à émettre des sons, pour traduire à la fois les affections, les sentiments et les perceptions. Le langage s’est donc formé progressivement, il n’est pas l’effet d’une création arbitraire faite d’un bloc à un moment donné. Cf. Lucrèce, V, 1026-1087 : « C’est la nature qui a conduit les hommes à émettre les différents sons du langage, et c’est le besoin qui a fait nommer les choses... Supposer que quelqu’un a distribué les noms aux choses, puis a enseigné les noms aux hommes est une folie. »
[69] Cf. Lucrèce, V, 92-199. Ces idées sont étudiées en détail dans la lettre à Pythoclès.
[70] Cf. plus loin lettre à Pythoclès.
[71] Épicure, comme fera plus tard Lucrèce, n’oublie jamais que tout son enseignement tend vers une fin morale : il s’agit d’atteindre le bonheur, lequel consiste dans l’absence de trouble, dans le calme parfait ou ataraxie.
[72] Ce paragraphe n’est que la reprise du premier paragraphe de la lettre.
[73] L’authenticité de cette seconde lettre est très douteuse ; voici ce que dit Hamelin à ce propos, page 419 : « La lettre à Pythoclès, déjà suspecte à Philodème, et dont le style s’écarte manifestement des habitudes d’Épicure en ce que les formules de transition y font défaut, est considérée par Usener comme une compilation, presque toujours textuelle d’ailleurs, du peri physéos d’Épicure. Les diverses opinions qu’Épicure rapporte comme probables ont été empruntées par lui en grande partie aux autres physiciens, à l’aide des physichon doxai de Théophraste. »
C’est aussi l’avis d’Ernout (Comment. de Lucrèce, coll. Budé, tome I), qui déclare que « si elle n’est pas d’Épicure, elle reflète au moins la partie météorologique de sa physique », et qui signale sa concordance générale avec les physichon doxai de Théophraste, et le fragment dit arabe, traduit du syriaque, lequel est ou bien d’Épicure d’après Théophraste, selon Reitzenstein, ou un extrait du livre de Théophraste. Ajoutons (cf. Ernout, loc. cit.) que Diels présente la lettre à Pythoclès comme un faux du Stoïcien Posidonius, et que Von Arnim (Pauly-Wissowa) et Van der Mühl la croient authentique.
[74] Le mot grec signifie : « Qui revient périodiquement » ; c’est donc ou bien le travail de chaque jour, ou les fonctions publiques.
[75] Le mot meteoros signifie proprement ce qui est élevé dans les airs, il s’oppose en principe aux phénomènes de la terre. M. Ernout (op. cit., commentaire du livre VI) rappelle très justement qu’au temps d’Aristote déjà la météorologie étudiait des phénomènes très différents de ceux qu’elle étudie aujourd’hui, savoir :
a) Les astres et les météores (soleil, lune, étoiles, planètes, comètes, étoiles filantes).
b) Des phénomènes supposant l’action des trois éléments : feu, air, eau (voie lactée, arc-en-ciel).
c) Tous les phénomènes atmosphériques (vents, brouillards, rosée, pluie, grêle, gel, glace, neige, éclairs, tonnerre, foudre).
d) Des phénomènes plus proprement terrestres, mais soumis à l’action de l’air (mers, fleuves, éruptions, tremblements de terre).
Ces phénomènes étaient étudiés, en dehors des ouvrages précités de Théophraste, par Aristote (Météorologique), par le Stoïcien Posidonius et par tous les recueils doxographiques de seconde main. On verra qu’il y a un rapport assez étroit entre la physique d’Épicure et celle des Stoïciens.
[76] Idée fondamentale chez Épicure, et qu’on retrouvera dans la lettre à Ménécée.
[77] C’est le principe directeur de la pensée d’Épicure. Il cherche, pour les phénomènes qui tombent sous le sens et dont on peut donner une explication scientifique, à juxtaposer toutes les explications possibles, de façon à ne rien laisser perdre de ce qui peut aider à réduire le phénomène qui épouvante les hommes à des proportions naturelles. Il s’agit avant tout d’en ôter le mystère, en suggérant des hypothèses, et non de tout résoudre par une explication définitive.
[78] Cette proposition est capitale.
[79] L’objet essentiel du philosophe est en effet de ruiner la mythologie.
[80] Dans toute cette étude, Épicure raisonne constamment par analogie.
[81] Cf. Lucrèce, V, 416-508.
[82] Critique de la théorie de Démocrite.
[83] Lacune.
[84] Cf. Lucrèce (V, 564-573) : « La grandeur du disque du soleil et sa chaleur ne peuvent être ni beaucoup plus grandes ni beaucoup plus petites qu’elles ne le paraissent à nos yeux. »
[85] Texte mal établi.
[86] C’est l’objet de la plus grande partie du livre V de Lucrèce.
[87] Cf. Lucrèce, V, 715.
[88] Cf. Lucrèce, V, 702.
[89] J’adopte ici la leçon d’Usener, suivie par Hamelin et qui se rapproche davantage de la phrase de Lucrèce : « Car il peut arriver qu’un autre corps invisible, parce qu’il est opaque, se meuve avec elle, la couvre et l’éclipse » (V, 715).
[90] Il s’agit des prévisions atmosphériques d’après les signes du Zodiaque. Il est question d’animaux terrestres, par analogie avec les signes du Zodiaque qui représentent des animaux scorpion, poissons, taureau, bélier, etc.
[91] Lucrèce, suivant ici plutôt l’ordre de Posidonius et des manuels doxographiques que la lettre à Pythoclès, place l’étude des nuages et de la pluie après celle du tonnerre, de la foudre, etc. Cf. V1, 450.
[92] Cf. Lucrèce, VI, 95-160.
[93] Cf. Lucrèce, VI, 160-218.
[94] Cf. Lucrèce, VI, 164.
[95] M. Ernout (op. cit.) souligne la distinction classique entre l’éclair, simple illumination du souffle, et la foudre qui est l’éclair précipité sur le sol.
[96] Cf. Lucrèce, VI, 218-422.
[97] M. Ernout rappelle les distinctions faites dans l’Antiquité entre les diverses sortes de trombes. En voici le résumé : pour Anaxagore, le typhon s’explique par un feu dense, et la trombe par un feu mêlé de nuages. Aristote distingue trois espèces : le coup de vent, simple exhalaison sèche, le typhon, bourrasque entraînée vers la terre avec violence en un tourbillon, et la trombe, typhon moins dense et embrasé.
[98] Cf. Lucrèce, VI, 535.
[99] Lucrèce est plus précis : il montre que la terre est, dans ses profondeurs comme à sa surface, creusée de cavernes, de lacs, de marais, de fleuves.
[100] J’adopte la leçon d’Usener eari (au printemps), plus intéressante et plus vraisemblable que celle de Cobet, simple erreur de lecture aeri (dans l’air).
[101] Cf. Lucrèce, V, 524, qui esquive d’ailleurs l’explication de l’arc-en-ciel, tout comme celle de la neige, de la glace et de la grêle.
[102] Épicure suit la distinction traditionnelle dans l’Antiquité entre les planètes, dont le mouvement paraît irrégulier, et le soleil et la lune, qui paraissent avoir un circuit régulier.
[103] Ce sont les seconds, qui ne suivent pas « cette course errante ».
[104] Ce sont les premiers.
[105] Les animaux du Zodiaque.
[106] Ce but, c’est toujours le bonheur, qui consiste dans la totale ataraxie.
[107] Ici commence un passage intermédiaire entre les deux lettres, mal établi par Cobet, incohérent, et contenant les lacunes nombreuses.
[108] Est-ce à dire qu’il faut avoir une constitution physique déterminée et être originaire d’un pays déterminé pour être sage ? L’idée est bien étrange de la part d’Épicure.
[109] Lacune.
[110] Texte mal établi.
[111] Texte altéré.
[112] Il n’aura ni cauchemars ni rêves saugrenus.
[113] Il y a dans tout ce paragraphe un mélange d’actes que le sage doit accomplir et de bonheurs qui lui adviennent en tant que sage.
[114] Cette lettre passe pour authentique.
[115] Cf. Lucrèce, VI, 68-69 : « Quiconque outrage les dieux par la fausse idée qu’il s’en fait, sera puni parce qu’il n’obtiendra pas la tranquillité de l’âme. »
[116] Cf. Lucrèce, III, 14-30.
[117] Cf. Lucrèce, III, 818 : Nil igitur mors est, ad nos neque pertinet hilum. (La mort n’est rien et ne nous touche en rien.)
[118] Sophocle, Œdipe à Colone, vers 1217-1219.
[119] Cf. Lucrèce, III, 79.
[120] Cf. Vie d’Aristippe, livre IV, où D.L. a présenté la même comparaison sous une forme voisine.
[121] Vers de Sophocle dans les Trachiniennes.
[122] Jeu de mots sur ago et diagogê.
[123] Répétition sans intérêt d’une phrase dite plus haut.
[124] Il n’y a donc pas d’intermédiaire entre la volupté et la douleur, pas d’états neutres.
[125] Déjà dit.
[126] Texte mal établi.
[127] Ils seraient tous également bons.
[128] Lacune.
[129] Ainsi la volupté est diverse, mais elle n’admet pas de degrés.
[130] Déjà dit.
[131] Le livre se termine donc sur une belle pensée, mais sans véritable conclusion.