10/31/2005

Morale et politique des épicuriens

Paul Janet
Historien et politologue français (1823-1899), auteur de l'Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale.
Extrait
«Malgré l'éloignement des épicuriens pour la science politique, c'est cependant à cette école qu'est due la première idée d'une conception qui a joué un grand rôle dans l'histoire de la science politique, la doctrine du Contrat: "Le droit, disait Epicure, n'est autre chose qu'un pacte d'utilité, dont l'objet est que nous ne nous lésions point réciproquement et que nous ne soyons pas lésés."»
Texte
L'épicurisme a contribué, comme le cynisme, et aussi d'une manière négative, à préparer une morale plus large et plus humaine que la morale antique, en combattant le patriotisme étroit et l'esprit de cité qui étaient la base de la société. Leur politique était tout égoïste, et consistait à se désintéresser des choses publiques: «Ne nous occupons pas, disait Métrodore, de sauver la Grèce ni de mériter des couronnes civiques. La seule couronne désirable est celle de la sagesse.» Ils raillaient les systèmes de philosophie politique: «Certains sages, disaient-ils, se sont avisés de vouloir faire les Lycurgue et les Solon, prétendant régenter les États selon les lois de la raison et de la vertu.» Ce désintéressement abstrait à l'égard de la patrie et des autres institutions antiques avait au moins un avantage: c'était d'affaiblir les préjugés liés à ces institutions; par exemple, le préjugé contre les étrangers et contre les esclaves. Selon Épicure, l'homme politique doit mêler à la nation le plus d'étrangers possible. Pour les autres, il ne doit les traiter ni en ennemis ni en étrangers. Épicure recommandait au sage également la douceur envers les esclaves. Il les instruira, et philosophera avec eux. C'est un ami d'une condition plus humble; c'est par une bienveillance réciproque, suivant Métrodore, que l'esclave cessera d'être une possession incommode 1.

Malgré l'éloignement des épicuriens pour la science politique, c'est cependant à cette école qu'est due la première idée d'une conception qui a joué un grand rôle dans l'histoire de la science politique, la doctrine du Contrat 2: «Le droit, disait Epicure, n'est autre chose qu'un pacte d'utilité, dont l'objet est que nous ne nous lésions point réciproquement et que nous ne soyons pas lésés.»

Il affirmait encore que la «justice n'existe pas en soi. Elle n'existe que dans les contrats mutuels, et s'établit partout où il y a engagement réciproque de ne point léser et de ne point être lésé.» Point de société, point de droit: «À l'égard des êtres qui ne peuvent faire de contrats, il n'y a rien de juste ni d'injuste. De même pour les peuples qui n'ont pas pu ou n'ont pas voulu faire de contrats.» Il disait encore que «s'il pouvait y avoir des contrats entre nous et les animaux, il serait beau que la justice s'étendît jusque-là». La justice est donc fondée par la convention et la convention a pour objet l'utilité réciproque. Nous retrouverons plus tard ces principes dans l'histoire de la politique moderne. Hobbes en construira le système de la manière la plus savante et la plus conséquente.

À défaut d'un système de politique, nous trouvons dans Lucrèce une histoire de la société, analogue à celle qu'imaginait Calliclès dans le Gorgias de Platon. Le poète nous expose, en termes magnifiques, la fondation des villes, l'institution des royautés, .la division des propriétés particulières. D'abord le courage et la beauté du corps furent les principales distinctions qui assurèrent la prééminence; mais bientôt la richesse ôta l'empire à la force et à la beauté. L'amour. de la richesse et de la domination donna naissance à la tyrannie, et la tyrannie provoqua la révolte: «Bientôt les rois furent mis à mort, et, l'antique majesté des trônes et les sceptres superbes tombèrent renversés; la couronne ensanglantée pleurait, sous les pieds des peuples,. sa splendeur passée: car on outrage avec plus de fureur, ce qu'on a craint trop longtemps. Comme chacun aspirait en même temps à la domination, on institua des magistrats, et l'on fixa des droits pour qu'ils fussent obligés d'obéir aux lois; sans: cela, le genre humain fatigué eût péri par la discorde; chacun cherchait la vengeance; la violence répondait à la violence; l'injure retombait sur celui qui l'avait faite. Aussi les hommes fatigués se précipitèrent d'eux-mêmes sous le joug des lois.» Voilà l'histoire de la société politique. La force créa les royautés, la force les renversa, et une crainte réciproque donna naissance aux magistratures. Tel est le tableau de Lucrèce: Dans le vague de ce récit poétique, il ne faut pas chercher de système rigoureux: on y entrevoit cependant les premiers linéaments du système politique de Hobbes. Le plus clair, c'est que le principe péripatéticien de la sociabilité naturelle des hommes est tout à fait oublié dans cette histoire et devait l'être, car il n'a point sa raison dans la philosophie d'Épicure.


Notes
1. Pour ces différents textes, voir Denis, Histoire des doctrines morales dans l'antiquité, t. I, p. 299 et suiv.
2. Voir Guyau, la Morale d'Épicure, p. 117, et Denis, p. 417
Source imprimée
PAUL JANET, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la science morale, Paris, Félix Alcan, 1887

Épicuriens et stoïciens

Charles Renouvier
Philosophe français (1815-1903), auteur d'une magistrale Philosophie analytique de l'histoire: les idées, les religions, les systèmes.
Extrait
«Épicure étranger aux sciences rationnelles de son temps, mathématiques et astronomie, entièrement dénué d'esprit scientifique, ignorant en logique et en dialectique, mais en possession d'une idée simple et bien arrêtée sur ce qui constitue le souverain bien de l'homme, du chercher parmi les doctrines qui avaient gardé grande réputation en physique après Aristote et contre son école, celle qui pouvait le mieux favoriser sa manière de voir en morale.»
Texte
La décadence rapide des écoles de l'Académie et du Lycée, après la mort de leurs fondateurs, la reprise active et de plus en plus prononcée des doctrines d'Aristote et de Platon, au bout de cinq cents ans pendant lesquels on avait vu les ouvrages d'Aristote tomber dans un désordre inexprimable et manquer de se perdre, et la Nouvelle Académie se confondre ou à bien peu près avec la secte de Pyrrhon, ce phénomène singulier de l'histoire de la philosophie, dont aucune révolution politique ou religieuse n'est là pour donner la raison, a besoin d'être expliqué dans ses deux phases:celle de l'oubli, celle du retour. Voici ce qui nous en semble. Deux sectes ont presque exclusivement attiré l'attention du grand public intelligent dans le monde grec et romain, durant une longue période; ce sont celles d'Épicure et de Zénon, fondées à Athènes un peu moins d'un quart de siècle après la mort d'Aristote; non que les autres eussent alors disparu, mais celles-là représentaient deux systèmes de morale d'un intérêt commun et supérieur, en dehors des pures questions d'école, logiques ou physiques. Or, l'épicurisme et le stoïcisme se rattachaient par l'intermédiaire des cyniques et des cyrénaïques à Socrate, qui le premier «avait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre» et fondé la morale. La postérité philosophique la plus directe de Socrate n'est certainement à chercher ni chez Platon ni chez Aristote, deux grands génies originaux qui, venus aussitôt après cet homme extraordinaire, lui ont dû l'initiation à la méthode analytique et à la psychologie, et lui ont été infidèles sur le point capital de la spéculation. La réforme socratique, pour autant qu'elle a pu réussir, a passé par dessus leurs têtes. Aristippe et Antisthène en ont transmis l'esprit, chacun comme il l'a compris, c'est-à-dire en sens opposés, à Épicure et à Zénon, qui, infidèles à leur tour, ont éprouvé le besoin de se procurer une physique pour servir d'explication et de support à leur morale. L'éthique n'a pas laissé d'être leur principale affaire. C'est à elle qu'ils ont dû la notoriété immense et le succès de leurs enseignements entre lesquels se partagèrent les esprits enclins aux deux directions contraires les plus communes parmi les hommes cultivés. Il est hors de doute que les atomes, d'un côté, avec leurs déclinaisons, le vivant Éther, de l'autre, et sa science immanente, n'ont point été les grands sujets d'attraction pour les Romains qui s'attachèrent à l'une ou à l'autre des deux sectes. Mais l'extrême affaiblissement des croyances surnaturelles pendant les derniers siècles de l'ère ancienne explique assez que les doctrines théologiques de Platon ou d'Aristote n'aient pas survécu à cette époque pour lutter de crédit avec les hypothèses matérialistes dont s'accompagnaient l'épicurisme et le stoïcisme. Celles-ci étaient mieux accommodées, somme toute, à l'incrédulité générale touchant l'existence des dieux, quoiqu'elles parussent en admettre à leur manière. Plus tard, quand l'influence orientale et le syncrétisme, aidés de la critique, quoique si peu éclairée, des mythologies, eurent engagé les philosophes à chercher un principe d'ordonnance universelle, de dignité plus haute que le Feu providentiel par lui-même, ou que l'atome apte à tout produire par la vertu des combinaisons fortuites; mais surtout quand le monothéisme des Juifs d'Alexandrie et de Rome, suivi du monothéisme chrétien, vint s'opposer à la fois aux superstitions populaires et au froid dogmatisme des sectes, les vues théologiques transcendantes de Platon et d'Aristote furent relevées par ceux des penseurs qui étaient à la recherche d'une doctrine philosophique capable de donner satisfaction aux nouvelles tendances religieuses.

Épicure est l'auteur de la réaction de l'esprit vulgaire contre la philosophie et contre les sciences, au moment du déclin de la philosophie spéculative qui s'était entée sur la méthode socratique. Mais la séparation que Socrate avait voulu établir entre la psychologie morale, dont il était le fondateur, et les «vaines» spéculations sur la nature de l'univers n'ayant pu aller plus loin que quelques-uns de ses premiers disciples, la réaction contre la philosophie eut elle-même besoin des apparences d'une philosophie intégrale. Épicure étranger aux sciences rationnelles de son temps, mathématiques et astronomie, entièrement dénué d'esprit scientifique, ignorant en logique et en dialectique, mais en possession d'une idée simple et bien arrêtée sur ce qui constitue le souverain bien de l'homme, du chercher parmi les doctrines qui avaient gardé grande réputation en physique après Aristote et contre son école, celle qui pouvait le mieux favoriser sa manière de voir en morale. Il était profondément incapable de toucher à la conception du monde mécanique de Démocrite sans la défigurer par des contresens, mais ce n'était pas ce qui pouvait arrêter beaucoup ses disciples. Cette conception, entre toutes les autres, avait pour lui le mérite, non sans doute d'offrir des principes d'où se déduirait une morale, mais d'écarter un grand obstacle aux applications de la sienne. Son idée maîtresse était la vie sans agitation et sans trouble de l'âme, le plaisir comme but, mais plutôt celui qui naît de l'absence de douleur que celui qui procure la satisfaction des passions. Mais la vie ainsi comprise rencontre une difficulté. S'il existait des dieux s'occupant de nos affaires et qui nous imposassent des devoirs, — ce qui était une croyance après tout fort répandue dans la société, et soutenue par les pouvoirs publics, — si l'on croyait cela, il pourrait arriver que la vie égoïste et oisive fût troublée par la crainte de ces êtres, par les menaces que les prêtres font en leur nom, et dont on imagine l'accomplissement après la mort. Les religions sont, au moins en partie, ce que dit la très remarquable définition étymologique d'un ancien grammairien: Religio, id est metus, ab eo quod mentem religet dicta religio 1. Épicure reçut, pour avoir mis sous ses pieds la religion et la crainte des dieux (relligio pedibus subjecta... obteritur), des louanges presque divines de ses disciples et du grand poète qui donna lui-même ce but à son ouvrage: Relligionum animos nodis exvolvere pergo 2. Le système des mondes de Démocrite était incontestablement le plus avantageux qu'Épicure pût trouver pour éviter l'intervention des dieux et de tout dieu dans l'établissement et dans la marche des choses, et pour démontrer que la mort est un phénomène en tout semblable à la rupture d'une machine faite d'un million de pièces qui se séparent et s'éparpillent.

On a vu plus haut comment Épicure affaiblit la valeur de la conception de Démocrite en tant qu'hypothèse scientifique, et dérogea au principe du mécanisme qui en faisait tout le mérite, en rendant aux atomes l'inexplicable qualité d'un poids sans but qui les emporterait tous en droite ligne, parallèlement, dans l'espace sans fin; et puis, idée bizarre, contradictoire de l'autre, en imaginant qu'ils sont sujets à de petites déviations sans cause qui leur permettent de s'accrocher. Il était animé de la bonne intention de briser par ce moyen les «chaînes de la nécessité», de donner une ouverture aux machines animales pour échapper à l'étreinte du pur mécanisme, fuir la douleur qu'amèneraient des rencontres fatales, et même conserver la liberté interne des déterminations à agir :
    Ne mens ipsa necessum
    Intestinum habeat cunctis in rebus agendis
    3

Malheureusement, la stricte nécessité est la condition sine qua non de toute action mécanique, là ou c'est bien d'action mécanique qu'il s'agirait; et la théorie des déclinaisons atomiques ne pouvait faire entrevoir comment le íïàò d'Épicure, ipsa mens, composé atomique lui-même, serait capable de s'entendre avec ses atomes et d'obtenir de tous et de chacun qu'ils dévient de façon convenable pour «arracher la volonté aux destins et diriger l'individu où son plaisir le conduit» 4. C'est d'ailleurs une anomalie du système, et qui n'était pas dans le plan de Démocrite, d'ôter de la thèse de l'éternité des phénomènes et de leur procès à l'infini, tout en la conservant, le principe de l'enchaînement invariable des causes (ex infinito ne causam causa sequatur) qui en était et qui en est resté le nerf.

Le sentiment de Démocrite sur Dieu et les dieux n'est point éclairci par ce qu'on a des témoignages des anciens sur ses opinions, mais il est clair qu'il n'était pas guidé en sa doctrine par l'hostilité contre les religions; et on l'opposa à Épicure, sous ce rapport. Ce dernier, afin de débarrasser des dieux le monde, prit l'étrange parti, — sincère? pourquoi pas, puisque la théorie atomistique ne le défend point? — de supposer qu'il en existe réellement, et qu'ils sont constitués par des combinaisons indéfiniment durables d'atomes, lesquelles ont leur siège dans les intermondes où nulle cause de dissolution ne les peut atteindre: d'ailleurs parfaitement heureux, étrangers et indifférents aux affaires des mortels, qui ne pourraient que leur troubler l'esprit; et, éternels, comme on le dit des dieux des religions, rien n'empêche de le croire; car on ne voit pas pourquoi la dissolution des mondes actuels et la formation des mondes futurs intéresseraient les régions que ces êtres habitent, et que le hasard a favorisées en y faisant rencontrer des combinaisons d'une entière stabilité, à l'abri des perturbations de provenance externe.

Il est remarquable, et on pourrait voir là une confirmation de la sincérité de l'imagination d'Épicure, que la vie divine, passée selon lui dans l'éternelle inaction et la souveraine paix 5, est conforme à son idéal de l'homme sage, qui ne doit point avoir d'affaires, autant que possible, et qui doit fuir les passions, éviter même les plaisirs trop vifs, dans l'intérêt de la volupté, plaisir imperturbable. La perfection de cet état est entière pour les dieux qui se savent éternels; comment faire maintenant pour que les hommes en approchent, eux dont les plaisirs sont à tout instant troublés par la pensée de la mort? C'est le second problème a résoudre: après avoir ôté la crainte des dieux, l'épicurisme doit ôter la crainte de la mort. Épicure s'est servi à cet effet de sophismes demeurés célèbres, qu'il avait empruntés selon toute apparence à des philosophes athées de l'école cyrénaïque qui enseignaient le suicide; de cet argument, entre autres: que la mort n'est rien et ne nous concerne en rien, attendu que, vivants, elle ne nous touche pas, et, morts pas davantage, puisque nous ne sommes plus. Lucrèce n'a pas craint d'en développer le sens 6, qui ne porte pas non plus que cette froide considération: que l'état du mort ne diffère point, selon la doctrine épicurienne, de l'état où il se trouvait pendant les siècles qui ont précédé sa naissance, lesquels n'avaient pour lui rien de douloureux. Ces raisonnements sont impuissants contre la crainte de la mort, passion nécessairement associée à l'idée de ce que nous possédons et que nous aimons, lorsque nous y joignons l'idée de le perdre. Le poète est tout autrement éloquent dans la peinture des misères de la vie humaine, quand tout tremblant sa bassesse de cœur, son inutilité sur la terre, son attachement à des biens qu'il a épuisés, et l’injustice de ses plaintes en présence du sort commun avant lui tant d'hommes puissants et de héros, de poètes et de sages 7. Mais il ne songe pas que ses invectives portent surtout contre les hommes qui vivent selon les maximes d’Épicure!


Notes
1. Servius, Commentaire de l'Énéide, VIII, 1319 et 1I, 053.
2. Lucrèce, De natura rerum, I, V. 230.
3. Id., ibid., II, v. 289.
4. Id., ibid., II, v. 251
De nique si semper motus connectitur omnis, Et vetere exoritur semper novas ordine certo, Nec declinando faciunt primordia motùs Principlum quoddam quod fati fœdera rumpat
Ex infinito ne cancans causa sequatur;
Libera per terras uncle banc animantibus exstat, Undo est haec, inquam, lotis avolsa voluntas
Per quam progredimur quo ducit quemque voluptas?
Declinamus item motus, nec tempore certo, Nec rations loci certa, sod ubi ipsa finit mens.
Le passage est d'une netteté d'expression singulière, et valait bien de n'être pas abrégé dans la citation.
5. Id., ibid., 1, v. 57 °, Omnis enim per se divum natura necesse est Immortali aevo summa cum pace fruatur Semota ab nostris rebus sejunctaque longe...
6. Id., ibid., 111, V. 974 sq.
7. Id., ioïd , V. 944 sq., 1037 sq.

Source imprimée
CHARLES RENOUVIER, " Épicures et stoïciens ", in Philosophie analytique de l'histoire: les idées, les religions, les systèmes, t. I, Paris, éd. Leroux, 1896-1897, p. 475et suiv.

Le philosophe qui vivait dans un jardin

Gilbert Romeyer Dherbey
Directeur du Centre de recherches sur la pensée antique, Université de Paris, Sorbonne.
Extrait
« La grande révolution qu’introduit Épicure, dans la pensée du plaisir, est de montrer que celui-ci, de par sa nature même, est limité; il n’a pas besoin que l’intellect vienne du dehors lui imposer des bornes; bien au contraire, c’est le mental qui le pousse à l’excès et pour ainsi dire, le fait sortir de ses gonds. »
Texte
La pensée d'Épicure dit, sous les formes les plus variées, le retranchement, la recherche de l'enclos et du rempart; l'homme épicurien est une ville assiégée qui se resserre dans ses murs. Lucrèce, en des vers inoubliables, dira le plaisir qu'éprouve le Sage, bien retiré en lieu sûr, à contempler les tribulations d'autrui .

Suave mari magno turbantibus aeguora ventis
E terra spectare magnum alterius laborem. (1)

En tête des vers, «I1 est doux» et «Depuis la terre» se détachent comme un promontoire, un haut-lieu fortifié que n'atteignent ni les vagues, ni même le vent.

Épicure, qui dirigea son École à Athènes de 307 à 271, vécut dans une Cité déchirée, à une époque pleine de périls:

«En la gestation effroyable du monde hellénistique, écrivait Jean Bayet, où tel des Diadoques avouait vivre parmi les bêtes féroces, Athènes fut prise, assiégée trois autres fois, sans cesse sous la menace de la famine et près de voir descendre des collines la garnison macédonienne qui la surveillait» (2).

La réponse d'Épicure à cette vie pleine de périls est le refugederrière les hauts murs d'un jardin et le renoncement à toute activité politique, à toute charge dans la Cité :

«Ce fut un grand bonheur pour moi de ne m'être jamais mêlé aux troubles de l'État, et de n'avoir jamais cherché à plaire au peuple, parce que le peuple n'approuve pas ce que je sais, et que j'ignore ce que le peuple approuve» (3).

La vie politique apparaît comme un océan d'insécurité dont il faut s'abstraire; ici Épicure polémique, comme l'a montré Ettore Bignone, contre l'école platonico-aristotélicienne, dont l'intérêt pour la politique était une caractéristique. Diogène Laërce nous rapporte qu'Épicure appelait Platon «flatteur de Denys» (Dionysokolax, allusion aux voyages du maître de l'Académie en Sicile auprès des Denys, tyrans de Syracuse (4) ,et déclarait que «la couronne de l'ataraxie a une valeur incomparable par rapport à la préminence politique» (fr 556, éd. Usener). La polémique contre l'école platonico-aristotélicienne (5) se poursuit dans les Maximes Capitales, où Épicure vise cette École par le terme dédaigneux de «certains»:

«Certains ont voulu devenir célèbres et faire converger sur eux les regards, croyant ainsi se procurer une sécurité qui leur vienne des hommes» (M. VII).

Une telle sécurité est bien problématique, comme le montre la fin de la Maxime VI et Philodème, disciple d'Épicure, retournera contre Aristote l'affirmation que celui qui ne participe pas à la vie politique est comme un lièvre au milieu des chiens. C'est bien plutôt le contraire qui se passe, comme l'a montré la vie d'Aristote lui-même, contraint de s'enfuir d'Athènes à Chalcis ! (6). La Maxime XIV renvoie définitivement 1e Sage des périls de la Cité à l'abri du Jardin:

«La sécurité sans nuages naît de la vie tranquille et retranchée des masses». D'où la célèbre devise des Epicuriens: «Cache ta vie».

Fuyant la sphère trop vaste et polémique de la Cité, Épicure ne se réfugie pas pour autant dans un Jardin désert : il le peuple d'amis. La vie politique est remplacé par la philia conçue comme sentiment inter-subjectif et non plus comme lien politique; l'épicurien fuyant la place publique s'entoure de la coquille de l'amitié :

«L'amitié entoure de sa danse la terre habitée» (Sentences Vaticanes, 52).

Par cette attitude de choix et d'évitement, l'épicurien s'oppose au stoïcien qui, lui, «au contraire, dit Nietzsche, s'exerce à avaler cailloux et vers, tessons, scorpions, à ignorer le dégoût». L'épicurien sélectionne, goûte le monde dans les deux sens du terme, c'est à dire privilégie telle saveur, et par là peut prendre goût à elle; il «choisit pour son usage les situations, les personnes, voire les événements qui conviennent à sa constitution intellectuelle, constitution extrêmement irritable, et il renonce à tout le reste» (7).

La garde du Sage épicurien ne cesse de tracer autour de lui, de la pointe du glaive (ou de la plume) des cercles protecteurs : celui de la Cité s'étant disloqué, il y a le cercle de l'amitié, puis le cercle du monde (8) et de ses murailles (les moenia mundi de Lucrèce), cercle devenu inoffensif depuis que les dieux, réfugiés dans les inter-mondes, ne le menacent plus de leur destin et de leurs arrêts.

Voilà pour les cercles qui entourent l'individu. Mais l'individu lui-même est un cercle - un corps - qui est un cercle de cercles, les atomes. Même si tous les atomes ne sont pas circulaires au sens propre du terme, il reste qu'ils ont une figure ( ), et que c'est cette périphérie qui, avec le poids, les définit (Lettre à Hérodote, § 54). L'homme lui aussi, à l'instar de l'atome, est une périphérie, une enveloppe, et se découvre donc dans l'épicurisme sous la forme qu'il ne cessera de revêtir jusqu'à nous, celle de l'individu, un individu qui se retranche dans les limites de son corps, puisque l'âme elle-même est corporelle. Ce corps rencontre les autres corps par la sensation et par la pensée, au moyen d’une représentation qui est «la forme même du solide» (ibid., § 50), livrée par des «simulacres», qui sont des doubles légers émanés des choses. La connaissance est expliquée, là encore, par le voyage d'une enveloppe détachée des choses, qui s'engouffre dans une autre enveloppe. L'individu ne connaît plus par sortie de soi, mais par réception en soi: le monde résonne en moi comme le son dans une conque.

La concentration l'emporte donc sur l'expansion - cela est vrai aussi pour la vie morale, sur laquelle il convient d'insister, puisque c'est aussi bien la découverte de l'individualité jouissante qui fait la modernité d'Épicure. Comme le dira Proust, «le bien-être résultant pour nous de l'excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu'en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité» (9).

I1 ne suffit pas de dire que l'épicurisme est un hédonisme; il faut comprendre que si le souverain bien est plaisir, et la douleur mal radical, c'est parce que l'individualité restreinte à soi se replie sur son affect (pathos), lequel est douleur ou plaisir. Être c'est sentir, et «ce qui ne sent pas n'est rien pour nous» (M. II) . L'espoir d'atteindre le bonheur se justifie, dans cette optique, par la croyance en la possibilité de dominer l'affect, c'est à dire d'enfermer le plaisir et 1a douleur dans des bornes étroites, faciles à circonscrire. C'est ce que révèle la grande polémique d'Épicure avec Platon, à propos de la nature du plaisir corporel.

Calliclès, dans le Gorgias, fait l'apologie de la vie de plaisir et de jouissance, du désir d'«avoir plus» et de l'assouvissement sans frein des passions (491 e - 492 c); Socrate lui oppose son idéal éthique d'ordre et de modération. Les deux genres de vie sont illustrés par la fameuse comparaison des tonneaux : ceux du Sage sont étanches et conservent le vin et le miel que l'on y dépose; ceux de l'intempérant sont percés et fuient, de sorte que celui-ci «est forcé nuit et jour de les remplir sans cesse» (493 e). L'homme de plaisir se trouve donc engagé dans un processus de quête indéfinie et de satisfaction reportée: il doit chercher sans cesse à satisfaire un désir inextinguible, et qui s’exaspère comme s’exaspère une démangeaison (494 c).

Avec le Philèbe, on passe de l'image au concept. Socrate commence par examiner tout ce qui est susceptible de degrés et de variations, le doux et le violent, le manque et l'excès; il le constitue en un genre qu'il nomme 1 'indéfini (apeïron) . Puis i1 envisage l'égal et la mesure et toutes les déterminations mathématiques, «ce qui se comporte comme nombre à nombre» (25 b); il en constitue un genre opposé qu'il appelle limite (péras). Puis Socrate envisage l'action du second genre sur le premier : l'entrée du nombre et de la mesure dans l'aigu et le grave, le vite et le lent, qui sont des illimités, fait naître la limite et par là engendre la musique, qui est mélodie et rythme (26 a). La nature toute entière nous présente, avec le mélange réglé de froid et de chaud, l'alternance des saisons, un mélange de limite et d'indéfini. D'où la position d'un troisième genre, «unité de tout ce que les deux autres engendrent, et qui vient à l'être par l'effet des mesures qu'introduit la limite» (26 d).

Ceci bien accepté, bien acceptée aussi l'idée qu'il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais, Socrate n'a aucune peine à faire dire à Philèbe que la nature du plaisir le situe du côté de l'illimité (27 e). Et Platon, par la bouche de Socrate, accepte lui aussi cette thèse:
«Qu'il te soit donc accordé que le plaisir est du nombre des indéfinis» (28 a).

I1 s'ensuit que le plaisir sans limite et sans frein est identifiable comme plaisir mauvais. D'autre part, la cause de la 1 imite ne peut être autre chose que 1 'intellect (noûs). Socrate, sans 1e nommer, se réfère indubitablement à Anaxagore quand il invoque les Sages qui, depuis longtemps,. proclament que «l'intellect, toujours commande l'univers» (10). Le plaisir bon, pour exister, exigera donc l'intervention de la limite, donc de l'action de l'intellect, sur la nature en soi illimitée du plaisir.

La grande révolution qu’introduit Épicure, dans la pensée du plaisir, est de montrer que celui-ci, de par sa nature même, est limité; il n’a pas besoin que l’intellect vienne du dehors lui imposer des bornes; bien au contraire, c’est le mental qui le pousse à l’excès et pour ainsi dire, le fait sortir de ses gonds.

L'enjeu est de taille puisque si le plaisir est, de l'intérieur de lui-même en quelque sorte, borné, il n'est plus irrationnel incontrôlable, et ne pousse point à des excès sans fin; i1 ne réclame pas toujours plus. Épicure, pour sa démonstration, va faire appel au concept de nature et montrer que l'appétit, si du moins il reste appétit naturel, ne saurait conduire à l'excès, c'est à dire au dépassement de la limite. Ainsi la faim, besoin naturel, ne demande pas pour être apaisée une quantité indéfinie de nourriture; bien au contraire, une ingestion outrancière de nourriture reçoit aussitôt dans l'indigestion sa sanction naturelle. On parle de satisfaire un appétit issu d'un besoin; l'étymologie latine du mot montre qu'il y une possibilité de «faire assez« (satis facere) eu égard à cet appétit; elle désigne le repos de l'appétit dans la satiété. L'assez de l'être rassasié montre que le besoin comporte une borne; cette borne est la disparition de l'appétit dès lors qu'il est rassasié C'est pourquoi Épicure affirme qu'il y a une «limite en grandeur de plaisirs» (11). Le tort des intempérants n'est pas de rechercher le plaisirs, mais d'en outrepasser la frontière naturelle : il n'y aurait rien à reprocher aux plaisirs des dissolus «s'ils enseignaient en outre la limite des désirs»(12). Le plaisir est donc bon parce que limité par nature; c'est pourquoi il est toujours disponible et en quelque sorte toujours à portée de la main, puisque 1a source d'un plaisir par essence limité ne peut être que modique:

«La limite des biens est facile à atteindre et à se procurer» (Lettre à Ménécée, § 133).

Épicure peut alors développer ses célèbres paradoxes, qui font d l'hédonisme épicurien un ascétisme. Les frontières du plaisir limité par lui-même, sont étroites en vérité, et la nature, pour procurer le plaisir, ne demande que le minimum vital :

«La nature n'exige que des choses faciles à trouver; celles qui sont rares et extraordinaires sont inutiles, et ne peuvent servi qu'à l'excès et à la vanité. C'est un ragoût admirable que le pain et l’eau; lorsqu’on en trouve dans le temps de sa faim et de sa soif».

On peut donc posséder le plaisir tout entier même dans un relatif dénuement. Lucrèce prêtera à ce thème son lyrisme pour nous persuader, au Second Livre du De natura rerum, de la supériorité d'une partie de campagne, en compagnie d'amis, où l'on mange «à peu de frais» (non magnis opibus) sous les ramures des arbres tout près d'un frais ruisseau, sur les festins luxueux et surabondants du palais des rois. Ainsi, «qu'on rende grâce à la bienheureuse nature d'être si peu exigeante».

On comprend alors qu'Épicure fasse écho aux diatribes des Cyniques contre les richesses:
«Quelqu'un ayant demandé à Épicure comment il fallait s'y prendre pour devenir riche, celui-ci lui répondit: ce n'est pas en augmentant les biens, mais en diminuant les besoins» (13).

L'ascétisme, loin d'être la négation du plaisir, en est la condition même. Le plaisir étant une sensation, le sentiment du plaisir est lié à la sensibilité elle-même du siège sensoriel. Or, une excitation forte et constante blase le sens, l'habitude émousse le caractère plaisant du plaisir. Pour être pleinement ressenti, un plaisir doit intervenir comme dérogation légère d'un régime habituellement austère. Si je suis habituellement sobre, la moindre recherche me causera un plaisir réel; Épicure disait à un ami: «Envoie-moi un petit pot de lait caillé, afin que je fasse bombance». Inversement, si je suis accoutumé à un régime succulent, la moindre privation me causera une douleur.

Se pose ici l'objection que Platon aurait pu faire à Épicure, s'il l'eût connu : d'où viennent alors les excès furieux des sensuels, chez qui le plaisir «contracte tout le corps, le crispe parfois jusqu'aux sursauts, en le faisant passer par toutes les couleurs, toutes les gesticulations, tous les halètements possibles, et produit une surexcitation générale avec des cris d'égaré»? (14).
Épicure répond à cette possible objection en incriminant l'opinion, c’est-à-dire le faux savoir et les imaginations créatrices de besoins illusoires; c’est l’opinion qui, prolongeant l’élan de l’appétit, nous fait manger au-delà de notre faim, boire au-delà de notre soif, désirer bien au-delà de nos besoins. C’est l’opinion qui incite l’avare à entasser plus de richesses que nécessaire, et même à se priver de plaisirs réels et limités au nom de plaisirs rêvés et sans limites: «la richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer. Celle des opinions vides tombe dans 1'indéfini» (15) . La cérébralité dé-nature le besoin et le plaisir qui découle de sa satisfaction normale; l'esprit, plus facile à tromper que le corps, détraque la mécanique du plaisir en la poussant aux extrêmes. L'esprit égaré égare à son tour le corps: «Ce n'est pas le ventre qui est insatiable, (...) mais l'opinion fausse au sujet de la réplétion illimitée du ventre» (16). Épicure sera le médecin de ces esprits malades, et sa philosophie le remède.

Il est une autre thèse fondamentale d'Épicure à propos du plaisir, qui elle aussi l'oppose à Platon. .Cette thèse affirme qu'entre plaisir et douleur, il n'y a pas de place pour un état intermédiaire, un état neutre qui ne soit ni plaisir ni douleur. Toute la mesure du plaisir est donc donnée par l'absence de douleur du corps (aponia) et par l'absence de trouble de l'âme (ataraxia). C'est ainsi que l'on peut «mesurer les plaisirs d'après les peines» dit Épicure. Or, la douleur est mesurée aussi au sens de «réduite»: «Celle qui a la souffrance intense a la durée brève, celle qui dure dans la chair a la souffrance faible» (17). Plaisir et douleur donc se limitent réciproquement, et leurs limites constituent «les limites de la vie» (18).

D'autre part, ces limites font que plaisir et douleur s'excluent l'un l'autre, et qu'il n'existe pas de sensation qui soit un mélange de plaisir et de douleur: «Partout où se trouve le plaisir, pendant le temps qu'il est, il n'y a pas de place pour la douleur, ou le chagrin, ou les deux à la fois» (19). La polémique anti-platonicienne est nette puisque mélanges de plaisir et de douleur, c'est ainsi que Platon définit ce que l'on appelle les plaisirs corporels. Dans le Gorgias, Socrate fait avouer à Calliclès que faim et soif étant pénibles, que boire et manger étant agréable, il s’ensuit que quand on a faim ou soif on éprouve à la fois plaisir et souffrance ( ) «pendant le même temps» (496 e). Mais la thèse selon laquelle il n'y apas d'état intermédiaire entre plaisir et douleur elle aussi s'oppose à Platon, qui établissait dans le Philèbe une «troisième disposition» (32 e), où 1'homme n'éprouve ni plaisir ni peine; c'est le cas lorsque les changements (augmentation, diminution) qui se produisent dans le corps sont minimes et par suite insensibles. Il s'ensuit qu'être exempt de douleur ne revient pas à éprouver du plaisir et que, selon Platon, le plaisir n'est pas simplement absence de douleur (43 d).

Épicure, quant à lui, nie ces deux thèses platoniciennes: qu'il existe un état neutre, ni plaisant ni pénible, et un mélange plaisir-douleur au niveau corporel. En effet, ce serait, dans les deux cas, accepter que la limite, qui cantonne en soi plaisir et douleur, puisse disparaître, ou du moins se brouiller.

Nous voyons encore à l'œuvre la notion de limite dans la conception épicurienne du corps propre, comme l'a brillamment montré J. Pigeaud dans La maladie de 1'âme (20). Notre corps est un agrégat d'atomes dont l'édifice est précaire, et qui doit pour cela se préserver de toute secousse intempestive. I1 est si précaire qu'Épicure déconseillait, d'après Plutarque, le coït après manger (21). Or la sensation (surtout tactile) est un choc, et comme telle elle risquerait de mettre en péril l'équilibre du corps si elle pouvait l'atteindre jusque dans ses profondeurs, surtout bien sûr si elle est sensation douloureuse. Pigeaud cite un texte étonnant de Lucrèce, au Chant LII du De natura rerum (v. 249-257). Ce texte décrit l'envahissement du corps par la sensation, et le danger de cette invasion:

«Le sang s'agite, la sensation pénètre alors dans toutes les chairs; elle gagne en dernier lieu les os et les moelles, qu'il s'agisse du plaisir ou d'une agitation toute contraire».

Si la sensation est douloureuse, le corps risque la mort, c’est pourquoi il se défend en repoussant à la périphérie de lui-même la sensibilité et l’accueil des mouvements du dehors.
«Mais le plus souvent la surface du corps marque, pour ainsi dire, le terme (finis) de ces mouvements : et c'est pourquoi la vie peut se maintenir en nous» (22).

La superficie du corps est un bouclier, une carapace qui protège celui-ci de l'agression perceptive, et il est révélateur de voir Lucrèce ne faire ici aucune mention des sensations cénesthésiques le danger vient du dehors, du bord externe de la frontière.

Nous avons vu que toute la pensée épicurienne s'organise autour de la notion centrale de limite, de pourtour et d'enveloppe. L'emblème de cette volonté de circonscrire pourrait bien être ce Jardin, que l'Histoire a pour toujours attaché à la mémoire d'Épicure.

Mais que signifie cette volonté de circonscrire, sinon celle de trouver abri et refuge, protection contre les tempêtes de la vie? La doctrine du plaisir elle-même se ressent de ce caractère frileux; nous savons qu'Épicure toute sa vie fut un malade, un malade pour qui la cessation de ses douleurs constitue un plaisir réel et consistant. Il ne fit peut-être ainsi, pour reprendre une expression un peu cruelle de Platon dans le Philèbe, que «chagriner le plaisir» (23 b). Quelle différence en effet entre le plaisir étriqué d'Épicure et la joie des banquets telle qu'elle monte des poèmes homériques, débordante, généreuse, pleine de santé et si peu méfiante envers la vie!
«Pour moi je l'assure, on ne peut rien souhaiter de plus agréable que de voir la joie posséder un peuple entier, et des convives réunis dans la salle d'un manoir prêter l'oreille à un aède, satisfaits d'être assis chacun selon son rang, devant des tables pleines de pain et de viandes, quand l'échanson, puisant le vin au cratère, le porte et le verse dans les coupes» (23 ).
Épicure élabore donc une pensée de la protection, du retranchement derrière des positions bien tracées, des défenses et des chicanes. Médecin d'autrui, il a été en même temps médecin de lui-même; sa sérénité et son bonheur, qu'il prétend égaux à ceux de «Zeus lui-même», il les gagne contre la souffrance, une souffrance exorcisée mais toujours menaçante. Bien que pour le Sage, la mort ne soit rien, puisqu'elle est «privation de sensation», donc de douleur, et puisque, «quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus» (24), la mort représente néanmoins la seule véritable brèche dans sa fortification, brèche à vrai dire aussitôt anéantie qu'ouverte, puisque par elle le Sage s'échappe et disparaît:

«À l'égard de toutes les autres choses, il est possible de se procurer la sécurité, mais, à cause de la mort, nous, les hommes, habitons tous une Cité sans murailles» (25).

L'homme est de toutes parts cerné, mais transformer le bonheur le plus exposé et le plus fragile en sérénité, voilà ce qui donne à la pensée d'Épicure sa tension, celle que ressentait sans cesse cet hédoniste souffrant qu'a si bien compris Nietzsche.

«Oui, je suis fier de sentir le caractère d'Épicure comme nul peut-être ne le sent. (...) Je vois son œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que des bêtes de toutes tailles viennent jouer à sa lumière, sûres et calmes comme cette lumière et cet œil mêmes. Un tel bonheur n'a pu être inventé que par quelqu'un qui souffrait sans cesse» (26).


Notes

(1) De natura rerum, II, 1-2.
(2) «Études lucrétiennes», dans La profondeur et le rythme, Cahiers du Collège Philosophique, Arthaud..
(3) Dans Sénèque, Lettres à Lucilius, 29, 10.
(4) Dans Par-delà le Bien et le Mal (tr. fr. G. Bianquis, Aubier, p. 31) Nietzsche écrit
«Je ne connais rien de plus venimeux que la plaisanterie qu'Épicure s'est permise à l'adresse de Platon et des platoniciens : il les appelait dionysokolaxes. Le mot signifie «flatteurs de Denys», donc séides du tyran et lécheurs de bottes; il signifie par surcroît qu'ils n'étaient que des comédiens, sans rien en eux d'authentique, car dionysokolax était le sobriquet populaire qu'on donnait aux comédiens».
(5) Qui est traitée comme un tout parce qu'Épicure connaissait Aristote, selon E. Bignone (L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Firenze, 1936, 2 vol.) essentiellement par son œuvre publiée (dont nous n'avons plus que des fragments) et non par les traités scolaires du Corpus.
(6) Bignone, Op. cit., I, p. 100.
(7) Gai Savoir, IV-Partie, aph. 306, tr. Vialatte, éd. Gallimard.
(8) Lettre à Pythoclès, § 88: «Un monde est une certaine enveloppe de ciel enveloppant astres, terre et tous les phénomènes, qui est découpée dans l'infini...»
(9) La Prisonnière, édition La Pléiade, Tome III, p.26
(10) 30 d :
Cf Anaxagore, fragment B 12 DK:
et fr B 14:
(11) Maxime III :
(12) Maxime X:
(13) Stobée, Flor., XVII, 37.
(14) Philèbe, 47 a.
(15) Maxime XV.
(16) Sentences Vaticanes, 59.
(17) Ibid, 4. Voir aussi Max. IV.
(18) Maxime XXI:
(19) Maxime III.
(20) Belles-Lettres, Paris, 1989.
(21) Op. cit., p.153-154.
(22) Ibid., p.155-157.
(23) Odyssée, IX, 5 sq.
(24) Lettre à Ménécée, S 124-125.
(25) Sentences Vaticanes, 31.
(26) Gai Savoir, aphorisme 45.


Bibliographie

Textes

Usener, H., Épicurea, Leipzig, 1887 (réimpression Stuttgart, 1966).
Arrighetti, G., Epicuro Opere, Turin, Einaudi, 1960, 2° éd. 1973.

Ouvrages critiques

Bailey, C., The Greek Atomists and Epicurus, Oxford University Press, 1928.
Bignone, E., L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, 2 volumes, Firenze, La Nuova Italia, 1936, 2° éd. 1973.
Festugière, A-J. , Épicure et ses dieux, Paris, PUF, 1946, 1968, 1985.
Gigante, M., Scetticismo e Épicureismo, Napoli, Bibliopolis,1981.
Goldschmidt, V., La doctrine d'Épicure et le droit, Paris, Vrin,1977.
Pigeaud, J., La maladie de l'âme, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, 2e éd. 1969.
Rist, J-M., Epicurus. An Introduction, Cambridge, 1972.
Rodis-Lewis, G., Épicure et son école, Paris, Gallimard, 1975.
Salem, J., Tel un dieu parmi les hommes, L'éthique d' Épicure, Paris, Vrin, 1989.
Voelke, A-J., La philosophie comme thérapie de l'âme, Études de philosophie hellénistique, Paris, Cerf, 1993.

La négation épicurienne du destin

Christophe Paillard
Philosophe enseignant à Lyon 3.
Présentation
Pour l'épicurisme, nous sommes toujours libres d'être heureux; ni la fortune ni la fatalité ne dirigent les actions du sage qui pense vrai que notre destin n'est pas écrit dans les cieux.
Extrait
«Pour se libérer des opinions fausses sur les dieux et sur l'âme, sur le plaisir et la douleur (...), il faut se croire libre; il faut nécessairement être persuadé que certaines choses sont en notre pouvoir.» (Marcel Conche)
Texte
L'épicurisme se singularise par rapport à tous les autres systèmes de l'Antiquité en niant l'existence du fatum: cette philosophie rejette l'éternelle prédétermination de la temporalité au nom du hasard et de la liberté. Épicure aurait rédigé un traité Du Destin, qui n'a hélas pas survécu au naufrage généralisé des livres de l'Antiquité (1). Lui-même n'évoque qu'une fois l'heimarménè dans le corpus qui nous a été transmis (2). Pour se faire une idée de sa doctrine, il convient de compléter ces sources lacunaires par le témoignage du De Natura Rerum de Lucrèce. La seule occurrence de la «fatalité» sous sa plume est la péroraison de la Lettre à Ménécée, qui résume avec vigueur la méthode épicurienne du bonheur en dressant le portrait du sage en homme souverainement libre et bienheureux:

«Qui, alors, estimes-tu supérieur à celui qui a sur les dieux des opinions pieuses (I), qui, à l'égard de la mort, est constamment sans crainte (II), qui s'est rendu compte de la fin de la nature, saisissant d'une part que la limite des biens est facile à atteindre et à se procurer (III), d'autre part que celle des maux est ou brève dans le temps ou légère en intensité (IV), qui se "moque" de ce que certains présentent comme le maître de tout, "le destin, disant, lui, que certaines choses sont produites par la nécessité", d'autres par le hasard, d'autres enfin par nous-mêmes, car il voit que la nécessité est irresponsable, le hasard instable, mais que notre volonté est sans maître, et qu'à elle s'attachent naturellement le blâme et son contraire (mieux vaudrait, en effet, suivre le mythe sur les dieux que de s'asservir au destin des physiciens: car, avec l'un se dessine l'espoir de fléchir les dieux en les honorant, mais l'autre ne comporte qu'une inflexible nécessité).» (3)

Épicure récapitule les conditions qu'il avait précédemment énoncées à Ménécée: pour connaître le bonheur, l'homme doit recourir au «quadruple remède» (tetra pharmakon) de la philosophie, c'est-à-dire se délivrer de la crainte des dieux, de la crainte de la mort, de la crainte de ne pouvoir connaître le bonheur et de la crainte de la douleur. L'originalité de ce passage est de réduire ces quatre conditions négatives à une condition positive, la «condition suprême du bonheur et du savoir: la liberté». Comme le note Marcel Conche, «pour se libérer des opinions fausses sur les dieux et sur l'âme, sur le plaisir et la douleur (...), il faut se croire libre; il faut nécessairement être persuadé que certaines choses sont en notre pouvoir» (4). Pour conduire sa vie d'après les principes de la nature et de la raison, l'individu doit préalablement avoir acquis l'intime conviction de sa capacité à se libérer des préjugés et des croyances superstitieuses, conviction que toute l'épicurisme vise à lui insuffler. Épicure distingue dans ce texte trois genres de causalité: la nécessité des causes physiques, le hasard à l'oeuvre dans la nature et dans les choses humaines, et la liberté de l'homme. Si cette tripartition semble héritée de Platon et d'Aristote, l'épicurisme lui donne un sens particulier: le hasard est créateur. Ce qui retient ici notre attention, c'est la dernière phrase du texte, condamnant sans appel la «fatalité des physiciens». Qu'est-ce à dire? Deux interprétations sont possibles. Les «physiciens» désigneraient les stoïciens, pour lesquels la fatalité relève au premier chef de la physique. Plus probablement, Épicure vise Leucippe et Démocrite, dont l'atomisme proclame la nécessité universelle des phénomènes (5). Les deux interprétations ne sont pas incompatibles, le Jardin ayant combattu l'une et l'autre philosophies. Proprement stupéfiante est en revanche la dernière phrase du texte, comme on ne le remarque pas assez. Dans toute sa philosophie, Épicure ne cesse de dénoncer le mythe, qu'il juge absurde et contraire au bonheur. Dans la Lettre à Ménécée, il réprouve le «dieu du vulgaire», la croyance en l'enfer, en l'intercession des dieux et en la providence, etc. Or, il en vient paradoxalement à la fin de cette même lettre à admettre que le mythe de destin est préférable au concept philosophique de fatalité. Étonnante concession: ce texte est le seul de tout son corpus où il évoque favorablement la religion, le sacrifice et la prière! Ne nous laissons pas abuser par cet effet de perspective: la religion n'est réhabilitée qu'au titre de moindre mal. La clé du paradoxe réside dans la fin de la philosophie épicurienne, le bonheur, et dans son moyen, la liberté. Épicure reste sensible à la vertu psychologique du mythème de destin, qui préserve, certes partiellement et par des moyens illusoires, la liberté en donnant l'impression à l'homme de contrôler la temporalité par des moyens magio-religieux. A l'inverse, la croyance en l'inflexible «fatalité des physiciens» ne laisserait place qu'à un terrible désespoir en verrouillant l'avenir. Cette réfutation ressortit donc à la psychologie: la philosophie doit récuser toute doctrine niant la possibilité du bonheur, à commencer par le fatalisme. Sur ce point, Épicure est polémique: comme le prouve le fatum stoicum, la conviction de la fatalité ou de l'éternelle prédétermination des événements n'empêche pas l'homme de connaître la sérénité.

Plus probante est la négation de la fatalité par le hasard. On ne saurait en saisir le sens sans comprendre au préalable celui du «clinamen», qui distingue l'indéterminisme épicurien du déterminisme démocritéen (6). Le clinamen est la déclinaison spontanée et imprévisible de l'atome par rapport à la trajectoire verticale à laquelle l'assujettit sa pesanteur. Le De Natura rerum de Lucrèce expose clairement ce concept. Le clinamen répond à une double exigence, cosmologique et morale. D'une part, il permet de fonder le monde: sans ce pouvoir de déclinaison, les atomes, astreints au parallélisme des chutes verticales, n'eussent jamais pu se rencontrer pour former l'univers (7). Le tourbillon de Démocrite requiert l'intervention du hasard. Mais d'autre part et surtout, le clinamen rend possible l'humaine liberté: «si tout mouvement s'enchaîne toujours, si toujours d'un ancien naît un autre en ordre fixe et si par leur déclinaison les atomes ne prennent l'initiative d'un mouvement qui brise les lois du destin (quod fati foedera rumpat) et empêche les causes de se succèder à l'infini, (...) d'où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins (fatis avolsa voluntas), qui nous permet d'aller où nous conduit notre plaisir et d'infléchir nous aussi nos mouvements, non pas en un moment ni en un lieu fixés mais suivant l'intention de notre seul esprit?» (8) Le fait de la liberté, la capacité de se mouvoir et de vouloir, présuppose, tant au plan cosmologique qu'ontologique, un pouvoir d'indétermination inhérent à la matière. Nous ne pourrions êtres libres si l'univers ne l'était ou s'il ne comportait une part irréductible de contingence. Rompant l'enchaînement fatal des causes, le clinamen enracine la liberté dans la nature. Il ne convient donc pas de confondre cette liberté épicurienne avec le libre arbitre de Descartes et des chrétiens, comme le remarque M. Cariou: «C'est beaucoup plus (...) une corrélation entre le clinamen et la force désirante d'un être vivant qu'établit le livre II (du De Natura Rerum), avec l'image du cheval impétueux qui brûle de s'élancer hors des barrières de son enclos, qu'une corrélation entre la déclinaison et quelque "libre arbitre rationnel". Car la volonté libre (...) n'est pas mue dans ce texte par la saine raison, mais par le seul désir, que le livre IV définira d'ailleurs comme un "présage de la volupté" (9). La liberté épicurienne n'est pas autonomie rationnelle mais spontanéité désirante: elle est cette force par laquelle l'homme rompt la tyrannie des séries causales. On pourrait songer que cette solution du problème du destin et de la liberté s'apparente à Aristote: l'une et l'autre philosophies ne réfutent-elles pas la fatalité par le hasard? Mais ce rapprochement est illégitime, le hasard n'ayant pas la même valeur dans les deux systèmes. Il est pour Aristote un principe déficient, qui gauchit et perturbe l'ordre de la nature en l'empêchant de se conformer à la raison. Pour Épicure, il est au contraire un principe créateur qui produit l'ordre de la nature. Conséquemment, il n'est question dans l'aristotélisme que d'une limitation de la fatalité: le fait que les déterminismes soient parfois tenus en échec, dans le monde sublunaire, par la contingence de la matière, ne les empêchent pas de régner de manière pure et parfaite dans le supralunaire, qui constitue l'essentiel de l'univers. L'ordre de la nature est globalement déterminé par la révolution du ciel: la fatalité existe. Par opposition, l'épicurisme nie le destin. Pour partie le fruit du hasard, l'ordre du monde n'est pas prédéterminé. L'intrusion du clinamen dans le jeu des causes naturelles rend l'avenir imprévisible: aussi la divination est-elle absurde. Si Épicure ne rejette pas l'existence des déterminismes physiques, il s'attache à en limiter l'extension. Comme le montre la péroraison de la Lettre à Ménécée, il reconnaît une «nécessité» à l'oeuvre dans l'univers. S'il admet que la chute verticale des atomes procède de la nécessité (10), il nie que l'ordre du monde en résulte nécessairement (11). L'imprévisible déclinaison des atomes brise la «fatalité» (l'absolue nécessité) en démantelant dès l'origine l'enchaînement des causes physiques. Résultant du libre jeu du hasard et de la nécessité, l'univers institue, dans son indétermination créatrice, le fondement inaliénable de l'humaine liberté (12). On pourrait croire cette solution étonnamment moderne: le clinamen n'anticipe-t-il pas l'indéterminisme de la physique quantique? Mais cette interprétation constitue un évident anachronisme: si Épicure adopte une attitude rationnelle en excluant systématiquement le mythe du champ des hypothèses explicatives de la nature, il s'appuie sur des intuitions philosophiques plutôt que sur une méthode scientifique. Elle constitue surtout un flagrant contresens. Le clinamen répond moins à une intention scientifique qu'à un impératif philosophique et moral: fonder la possibilité du bonheur en assurant l'homme de l'effectivité de sa liberté. Dans sa visée éthique et eudémonique, il est gouverné par une finalité subjective qui le démarque de la pure objectivité de la physique moderne. Reste que, dans toute l'Antiquité, l'épicurisme est la philosophie qui a le plus accordé à la liberté en lui sacrifiant la sacro-sainte fatalité du paganisme.


Notes
(1) DIOGENE LAERCE, Vies et opinions des illustres philosophes, X, 28.
(2) ÉPICURE, Lettres et Maximes, trad. M. Conche, nouv. éd. augmentée, Paris, P.U.F., 1987: cf. l'«Index des principaux termes».
(3) ÉPICURE, Lettre à Ménécée in Lettres et maximes, op. cit., p. 225 (les mots entre crochets sont restitués par Usener).
(4) M. CONCHE, «Introduction» aux Lettres et Maximes d'Épicure, op. cit., p. 79.
(5) Cf. la Lettre à Pythoclès, 90 où ÉPICURE nomme «physiciens» des philosophes atomistes (ibid p. 193 et n. 6).
(6) On sait cependant que les textes d'Épicure qui nous été transmis n'évoquent pas le clinamen, qui n'apparaît que chez ses disciples.
(7) LUCRÈCE, De Natura Rerum, II, 221-250.
(8) Ibid, II, 251-260: trad. J. Kany-Turpin, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, p, 129.
(9) M. CARIOU, L'atomisme. Trois essais: Gassendi, Leibniz, Bergson et Lucrèce, Paris, Aubier Montaigne, 1978, pp. 47-48 et n. 49, p. 59.
(10) ÉPICURE, Lettre à Pythoclès, 92 in Lettres et Maximes, op. cit., p. 195.
(11) Ibidem, 90, p. 193.
(12) Grâce au hasard, la nature de LUCRECE est créatrice (natura creatrix): De Natura Rerum, 1, 629; II, 1116; V, 1632.

Les derniers philosophes de l'école d'Athènes

Présentation
«J'ai décrit, nous dit l'historien Gibbon en conclusion de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain (1776), le triomphe de la barbarie et de la religion». De ces deux maux qui furent les principaux ferments de la décomposition de cette grande civilisation qui connut son apogée au 2e siècle sous Auguste, la barbarie est, selon Gibbon, le moindre: «Les armes des Goths furent moins funestes aux écoles d’Athènes que l’établissement d’une nouvelle religion.» C'est à l'empereur chrétien Justinien qu'incombe la responsabilité d'avoir mis fin à cette «chaîne d'or» qui perpétuait l'enseignement de Platon à l'Académie, d'Aristote au Lycée, de Zénon au Portique, en bannissant les philosophes païens du territoire romain. Nulle terre, pas même la Perse gouvernée alors par le prince érudit Chosroès, ne pouvait servir de terre d'accueil pour la philosophie athénienne en exil, qui allait s'éteindre avec Proclus, Diogène, Damascius et Simplicus.
Texte

Lorsque les Athéniens eurent triomphé des Perses, ils adoptèrent la philosophie de l’Ionie et la rhétorique de la Sicile; et ces études devinrent le patrimoine d’une cité où le nombre des habitants mâles ne se montait qu’à trente mille, et qui a offert, dans l’espace d’une génération, le génie de plusieurs siècles et de plusieurs millions d’hommes. Le sentiment que nous avons de la dignité de la nature humaine s’exalte à ce simple souvenir, qu’
Isocrate 1 vivait dans la société de Platon et de Xénophon; qu’il assista peut-être avec l’historien Thucydide aux premières représentations de l’Œdipe de Sophocle, et de l’Iphigénie d’Euripide, qu’Eschine et Démosthène, ses élèves, se disputèrent la couronne du patriotisme devant Aristote, le maître de Théophraste, qui donnait des leçons dans Athènes en même temps que les fondateurs de la secte des stoïciens et de celle d’Épicure 2. Une si belle éducation prodiguée aux jeunes gens de l’Attique se communiquait sans jalousie aux cités rivales. Théophraste avait deux mille disciples 3 ; les écoles de rhétorique durent être encore plus nombreuses que celles de philosophie; et les élèves se succédant avec rapidité, répandaient la gloire de leurs maîtres partout où l’on connaissait la langue et le nom des Grecs. Alexandre étendit leur réputation par ses victoires, les arts d’Athènes survécurent à sa liberté et à son empire, et les colons que les Macédoniens établirent en Égypte et en Asie, entreprirent souvent de longs pèlerinages pour venir sur les bords de l’Ilissus adorer les muses dans leur temple favori. Les conquérants latins écoutaient avec docilité les leçons de leurs sujets et de leurs captifs; les noms de Cicéron et d’Horace se trouvaient sur la liste des écoles d’Athènes, et lorsque la domination romaine fut bien affermie, les naturels de l’Italie, de l’Afrique et de la Bretagne, s’entretenaient dans les bocages de l’Académie avec les Orientaux, leurs condisciples.

Les études de la philosophie et de l’éloquence conviennent à un état populaire, qui excite la liberté des recherches, et ne se soumet qu’à la force de la persuasion. Dans les républiques de la Grèce et de Rome, le patriotisme et l’ambition n’avaient pas de moyen plus puissant que l’art de la parole : les écoles de rhétorique étaient le séminaire des hommes d’État et des législateurs. À l’époque où l’on ne permit plus les discussions publiques, l’orateur pouvait, dans la noble profession d’avocat, plaider la cause de l’innocence et de la justice; il pouvait abuser de ses talents dans le commerce plus utile des panégyriques; et les mêmes règles dictaient encore les vaines déclamations du sophiste, et les beautés plus pures des compositions historiques. Les systèmes qui avaient la prétention de développer la nature de Dieu, amusaient la curiosité de l’étudiant en philosophie; et, selon la disposition de son esprit, il se livrait au doute avec les sceptiques, il tranchait les questions avec les stoïciens, il élevait ses idées avec Platon, ou il s’asservissait à la dialectique rigoureuse d’Aristote. L’orgueil de ces sectes rivales indiquait un point de bonheur et de perfection morale qu’il était impossible d’atteindre; mais les efforts pour y parvenir étaient glorieux et utiles : les disciples de Zénon et même ceux d’Épicure savaient agir et supporter la douleur. La mort de Pétrone, ainsi que celle de Sénèque, servit à humilier un tyran, par la découverte de son impuissance. Les murs d’Athènes ne pouvaient emprisonner la lumière. Ses incomparables écrivains s’adressaient à tous les hommes; des maîtres allaient instruire l’Italie et l’Asie. Béryte, dans des temps postérieurs, se dévouait à l’étude des lois; on cultivait l’astronomie et la médecine dans le musée d’Alexandrie; mais depuis la guerre du Péloponèse jusqu’au règne de Justinien, pour l’étude de la rhétorique et de la philosophie, les écoles d’Athènes conservèrent leur supériorité. Athènes, située sur un sol stérile, devait ses avantages à un air pur, à une libre navigation, et à la possession des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Le commerce ou les affaires de l’administration troublaient rarement cette retraite sacrée; et les derniers des Athéniens se faisaient remarquer par la vivacité de leur esprit, par leurs mœurs sociales, et par quelques restes, au moins dans leurs discours, de la magnanimité de leurs aïeux. L’académie des platoniciens, le lycée des péripatéticiens, le portique des stoïciens, et le jardin des disciples d’Épicure, situés dans les faubourgs de la ville, étaient plantés d’arbres et ornés de statues: les philosophes, au lieu d’être enfermés dans un cloître, faisaient entendre leurs leçons dans des promenades agréables et spacieuses, qui, selon les différentes heures du jour, étaient consacrées aux exercices du corps ou à ceux de l’esprit. Le génie des fondateurs respirait encore dans ces lieux sacrés. Le désir de succéder aux maîtres de la raison humaine excitait une généreuse émulation; et les libres suffrages d’un peuple éclairé fixaient à chaque mutation le mérite des candidats. Les professeurs athéniens étaient payés par leurs disciples; il paraît que le prix variait d’une mine à un talent, selon l’habileté du maître et la fortune de l’élève, et Isocrate lui-même, qui se moquait de la cupidité des sophistes, exigeaient environ trente livres sterling de chacun de ses cent disciples. Le salaire de l’industrie est juste et noble; cependant ce même Isocrate versa des larmes lorsqu’il le reçut pour la première fois. Le stoïcien pouvait rougir de recevoir un salaire pour prêcher le mépris de l’argent; et je serais fâché de découvrir qu’Aristote ou Platon eussent assez dégénéré de Socrate, leur maître, pour vendre la science à prix d’or: mais les lois avaient autorisé les écoles de philosophie d’Athènes à recevoir quelques donations et quelques legs de terres et de maisons. Épicure avait laissé à ses disciples les jardins qu’il avait achetés quatre-vingt mines, ou deux cent cinquante livres sterling; il leur transmit de plus un fonds qui suffisait à leur frugale nourriture et aux fêtes qu’ils célébraient tous les mois 4. Le patrimoine de Platon forma le fonds d’un revenu annuel qui, d’abord de trois pièces d’or, s’accroissant peu à peu, fut de mille au bout de huit siècles 5.

Les plus sages et les plus vertueux des princes romains protégèrent les écoles d’Athènes. La bibliothèque que fonda
Adrien fut placée dans un portique orné de tableaux, de statues, d’un plafond d’albâtre, et soutenu par cent colonnes de marbre phrygien. La générosité des Antonins assigna des salaires publics aux maîtres des sciences; et tous les professeurs de politique, de rhétorique, de philosophie platonicienne, péripatéticienne, stoïcienne et épicurienne, recevaient un traitement annuel de dix mille drachmes ou de plus de trois cent livres sterling 6. Après la mort de Marc-Aurèle, on supprima et on rétablit, on diminua et on étendit ces libéralités, ainsi que les privilèges des professeurs : on retrouve sous les successeurs de Constantin quelque vestige de la magnificence impériale sur ce point; mais les choix arbitraires des empereurs purent, en tombant sur d’indiques sujets, faire regretter aux philosophes d’Athènes les temps de leur indépendance et de leur pauvreté 7. Il faut remarquer que la faveur impartiale des Antonins se répandit également sur quatre sectes rivales, qu’ils regardaient comme aussi utiles ou du moins comme aussi innocentes les unes que les autres. Socrate, la gloire d’Athènes, avait été pour elle, par sa mort, un sujet de blâme; et les premières leçons d’Épicure scandalisèrent tellement les pieuses oreilles des Athéniens, que par son exil et celui de ses adversaires, ils mirent fin aux vaines disputes sur la nature des dieux: mais ils révoquèrent leur décret l’année suivante; ils rétablirent la liberté des écoles, et l’expérience leur apprit par la suite que la diversité des systèmes théologiques n’affecte point le caractère moral des philosophes 8.

Elles sont supprimées par Justinien
Les armes des Goths furent moins funestes aux écoles d’Athènes que l’établissement d’une nouvelle religion, dont les ministres tranchaient toutes les questions par un article de foi, et condamnaient l’infidèle ou le sceptique à des flammes éternelles. De nombreux et pénibles volumes de controverse prouvent la faiblesse de l’esprit et la corruption du cœur; ils insultèrent la raison humaine dans la personne des sages de l’antiquité, et ils proscrivirent les recherches philosophiques, si peu convenables à la doctrine ou du moins au caractère d’un humble croyant. La secte des platoniciens, que Platon aurait rougi de reconnaître, survécut seule à cette condamnation, et mêla à la sublime théorie de son maître des pratiques superstitieuses et l’usage de la magie; et, demeurées seuls au milieu du monde chrétien, les platoniciens se livraient à une secrète aversion pour le gouvernement, soit civil, soit ecclésiastique, dont la rigueur menaçait toujours leurs têtes. Environ un siècle après la mort de Julien 9, on permit à Proclus 10 de monter dans la chaire de l’Académie; et telle fut son activité, que souvent dans la même journée il prononçait cinq leçons et composait sept cent vers. Son esprit pénétrant analysa les questions les plus abstraites de la morale et la métaphysique, et il osa proposer dix-huit arguments contre la doctrine des chrétiens sur la création du monde; mais dans les intervalles de ses études, il conversait personnellement avec Pan, Esculape et Minerve, aux mystères desquels il était secrètement initié, et dont il adorait les statues renversées, persuadé qu’un philosophe, citoyen de l’univers, doit être lui-même le prêtre de ses dieux. Sa mort lui fut annoncée par une éclipse de soleil, et sa vie, ainsi que celle d’Isidore, son élève 11, compilée par deux de leurs savants disciples, offre un tableau déplorable de la seconde enfance humaine; mais ce que l’on appelait avec complaisance la chaîne d’or de la succession platonique, se prolongea encore l’espace de quarante-quatre ans, depuis la mort de Proclus jusqu’à l’édit de Justinien 12; qui imposa un silence éternel aux écoles d’Athènes, et remplit de douleur et d’indignation le petit nombre de ceux qui demeuraient attachés à la science et à la superstition des Grecs.

Les derniers philosophes
Sept philosophes que réunissait l’amitié, Diogènes et Hermias, Eulalius et Priscien, Damascius, Isidore et Simplicius, qui n’adoptaient pas la religion de leur souverain, prirent la résolution de chercher dans une terre étrangère la liberté qu’on leur ôtait dans leur patrie. Ils avaient ouï dire et ils avaient la simplicité de croire que la république de Platon se trouvait sous le gouvernement despotique de la Perse, et qu’un roi patriote y régnait sur la plus fortunée et la plus vertueuse des nations. Ils ne tardèrent pas à voir que la Perse ressemblait à toutes les contrées du monde, que Chosroès, malgré la philosophie qu’il affectait, était vain, cruel et ambitieux; que le fanatisme et l’esprit d’intolérance dominaient parmi les mages; que les nobles étaient orgueilleux, les courtisans serviles, et les magistrats injustes; que le coupable échappait quelquefois, et qu’on opprimait souvent l’innocent. Ainsi désabusés, ils se montrèrent peu équitables sur les vertus réelles des Perses: la pluralité des femmes et des concubines, les mariages incestueux et la coutume d’exposer les morts aux chiens et aux vautours, au lieu de les cacher dans la terre ou de les consumer par le feu, les scandalisèrent plus peut-être qu’il ne convenait à leur profession. Leur retour précipité annonça leur repentir, et ils déclarèrent hautement qu’ils aimaient mieux mourir sur la frontière de l’empire que de jouir de la fortune et des richesses à la cour d’un Barbare. Ce voyage cependant leur valut un bienfait qui honore beaucoup Chosroès. Il exigea que les sept sages qui étaient venus visiter sa cour fussent affranchis des lois pénales publiées par Justinien contre ses sujets païens; et ce puissant médiateur veilla avec soin au maintien de ce privilège, qu’il avait expressément stipulé dans un traité de paix 13. Simplicius et ses compagnons finirent leur vie dans la paix et l’obscurité : ils ne laissèrent point de disciples, et ils terminèrent la longue liste des philosophes grecs, qu’on peut citer, malgré leurs défauts, comme les plus sages et les vertueux de leurs contemporains. Nous avons les écrits de Simplicius; ses Commentaires physiques et métaphysiques sur Aristote ont perdu de leur réputation, mais son Interprétation morale d’Épictète se conserve dans la bibliothèque des nations comme un livre classique, admirablement propre, par la juste confiance qu’il inspire dans la nature de Dieu et de l’homme, à diriger la volonté, à purifier le cœur et à affermir l’entendement.


Notes
1. Isocrate vécut depuis la quatre-vingt-sixième olympiade I, jusqu’à la cent dixième 3 ante Christum, 436-388. Voyez Denys d’Halicarnasse (tome II, pages 149-150, édit. De Huds.); Plutarque, ou un anonyme ( in Vita X, oratorum, pag 1538-1546, édit. H. Étienne; Phot., cod. 259, page 1453. (
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2. La Fortuna attica de Meursius (c. 8, p. 59-73, in t. I, Opp.) donne en peu de mots de grands détails sur les écoles d’Athènes. Voyez sur l’état et les arts de cette ville; le premier livre de Pausanias, et un petit Traité de Dicéarque (dans le second volume des Géographes d’Hudson), qui écrivait vers la cent dix-septième olympiade. Dissert. De Dodwell sect., IV. (
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3. Diogène Laërce (de Vit. Philosoph., liv. V, Segment 37, page 289). (
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4. Voyez le Testament d’Épicure dans Diogène Laërce, (I, X, segm. 16-20, p. 611. 612). Une seule épître (Cicero ad Familiar., XIII, I) fait connaître l’injustice de l’Aéropage, la fidélité des épicuriens, la politesse habile de Cicéron, et le mélange d’estime et de mépris qu’avaient les sénateurs romains pour la philosophie et les philosophes de la Grèce. (
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5. Damascius, in Vit. Isidor., apud Phot. (Cod. 242, page 1054) (
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6. Voyez Lucien (in Eunech, t. II, p. 350-359, édit. de Reitz); Philostrate (in Vit. Sophist. I, II, c. 2); et Dion-Cassius ou Xiphilin (I, LXXI, p. 1195), avec les remarques des éditeurs Dusoul, Olearius, Reimar, et par-dessus tous, de Saumaise (ad Hist. Aug.; p. 72). Un philosophe judicieux, M. Smith (de la Richesse des Nations, tome II, p. 340-374), préfère les contributions libres des élèves aux salaires fixes assignés à un professeur. (
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7. Brucker, Hist. crit. de la philos., t. II, p. 310, etc. (
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8. La naissance d’Épicure est fixée à l’année 342 avant J.-C. (Bayle), olympiade cent neuvième 3. Il ouvrit ses écoles à Athènes la troisième de la cent dix-huitième olympiade, trois cent six ans l’ère du christianisme. La loi d’intolérance que j’ai citée dans le texte (Athénée, I. XIII, p. 620; Diogène Laërce, I. v, 38, p. 290; Julius-Pollux, IX, 5), fut publiée la même année ou l’année suivante (Sigonius Opp., t. V, p. 62; Ménage, ad Diog. Laër., p. 204; Corsini, Fastiattici, t. IV, p. 67, 68). Théophraste, chef des péripatéticiens et disciple d’Aristote, fut enveloppé dans ce même exil. (
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9. Cette époque n’est point arbitraire. Les païens comptaient leurs malheurs de la fin du règne de leur héros. Proclus, dont la naissance est marquée par son horoscope (A. D. 412, février 8, à C.-P.), mourut vers A.D. 485. Marin, in Vit. Procli, c. 36. (
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10. Fabricius publia à Hambourg, en 1700, et ad calc. Bibl. lat., Lond. 1703, la Vie de Proclus, par Marin. Voyez Suidas, t. III, p. 185, 186; Fabricius, Bibl. græc., I. V, c. 26, p. 449-552; et Brucker, Hist. crit. de la philosophie, t. II, p. 319-326. (
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11. La vie d’Isidore a été composée par Damascius, ap. Photium, Cod. 242, pag. 1028-1076. Voyez le dernier âge des philosophes païens, dans Brucker, t. II, p. 341-351. (
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12. Jean Malala (t. II, p. 187, sur Decio Cos. Sol.) et une chronique anonyme de la bibliothèque du Vatican (apud. Aleman; page 106), rapportent la suppression des écoles d’Athènes.(
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13. Agathias (I, II, p. 69, 70, 71) raconte ce fait curieux. Chosroès monta sur le trône l’an 531, et il fit sa première paix avec les Romains l’an 533; c’est la date la plus compatible avec sa réputation naissante et la vieillesse d’Isidore. Asseman, Bibl. orient., t. III, p. 404, Pagi, t. II, p. 543-550. (
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