11/08/2005

Epicure: L'éthique

Cette partie de la philosophie d'Epicure nous enseigne comment accéder à la sagesse, qui est le vrai bonheur que représente une vie fondée sur le plaisir. Mais pour réaliser cela, encore faut-il se débarrasser de ces maux que sont la crainte des Dieux et l'idée de la mort, comme des croyances selon lesquelles le bonheur est inaccessible durant notre vie et qu'on ne peut supporter la souffrance.
L'éthique épicurienne se donne comme un quadruple remède à ces maux, et, puisque, à tout âge, réaliser une vie heureuse n'attend pas, il y a une urgence à entreprendre de philosopher :

" Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme. Celui qui dit que le temps de philosopher n'est pas encore venu ou qu'il est passé, est semblable à celui qui dit que le temps du bonheur n'est pas encore venu ou qu'il n'est plus. De sorte que ont à philosopher et le jeune et le vieux, celui-ci pour que, vieillissant, il soit jeune en biens par la gratitude de ce qui a été, celui-là pour que, jeune, il soit en même temps un ancien par son absence de crainte de l'avenir. Il faut donc méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l'avoir.
Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, mets-les en pratique et médite-les, en comprenant que ce sont là des éléments du bien vivre."


Epicure, Lettre à Ménécée, 122-123, PUF, collection Epiméthée, 1990, page 217.


Que les dieux ne soient pas à craindre, la physique nous l'a déjà enseigné, puisque ceux-ci, vivant dans les intermondes, ne se soucient aucunement des affaires humaines, contrairement à ce que disent les traditions et les religions. Etant donné la nature des dieux, les hommes ne devront redouter de leur part ni colère, ni vengeance, ni châtiment, bref, aucun mal, mais du même coup, ils ne devront en attendre aucun bien, c'est-à-dire aucun miracle ni aucune faveur; ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'il ne faille pas les vénérer, prier ou fêter, car ceux-ci constituent avant tout des modèles à suivre dans notre vie, mais à la condition de s'être débarrassé de toute superstition à leur égard.
Quant à la mort, il n'y a pas lieu non plus de la craindre, puisqu'étant la perte de toute sensation, elle n'est somme toute qu'une simple modification atomique, qu'un simple changement physiologique , qui nous est étranger tant que nous sommes en vie: contre les traditions religieuses, philosophiques et culturelles, Epicure affirme que la mort ne peut être objet d'aucune spéculation métaphysique, qu'elle ne peut que nous laisser indifférents alors que nous sommes vivants :

" Habitue-toi à penser que la mort n'est rien par rapport à nous; car tout bien - et tout mal - est dans la sensation : or la mort est privation de sensation. Par suite la droite connaissance que la mort n'est rien par rapport à nous, rend joyeuse la condition mortelle de la vie, non en ajoutant un temps infini, mais en ôtant le désir de l'immortalité. Car il n'y a rien de redoutable dans la vie pour qui a vraiment compris qu'il n'y a rien de redoutable dans la non-vie. Sot est donc celui qui dit craindre la mort, non parce qu'il souffrira lorsqu'elle sera là, mais parce qu'il souffre de ce qu'elle doit arriver. Car ce dont la présence ne nous cause aucun trouble, à l'attendre fait souffrir pour rien. Ainsi le plus terrifiant des maux, la mort, n'est rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes, la mort n'est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus. Elle n'est donc en rapport ni avec les vivants ni avec les morts, puisque, pour les uns, elle n'est pas, et que les autres ne sont plus."

Epicure, Lettre à Ménécée, ibid., 125, page 219.


L'éthique d'épicure est un hédonisme qui se fonde sur la thèse selon laquelle "le plaisir est le principe et la fin de la vie heureuse".
Epicure entendait par "plaisir" essentiellement les plaisirs corporels, ceux de la chair, du ventre. Mais il ne s'agit pas pour autant de plaisirs grossiers ou vulgaires, de débauche, ni de plaisirs "en mouvement", qu'il faut sans cesse satisfaire, comme on pouvait les trouver chez les successeurs d'Aristippe de Cyrène, pour qui seule la recherche de la jouissance était la vraie fin à suivre. Bien au contraire, le plaisir, essentiellement corporel, est celui qui est conséquent avec la philosophie atomiste; celle-ci postule en effet que tout ce qui est doit exister dans la plénitude de son être pour peu que rien ne vienne le troubler; lorsque rien ne manque au corps, qu'il possède tout ce qui lui est nécessaire, il peut jouir d'un plaisir stable, en repos, c'est-à-dire d'un plaisir "catastèmatique", constitutif, et qui est l'expression de l'équilibre des atomes qui le composent.
Aussi faut-il viser à l'absence de troubles en nous, à l'ataraxie qui, seule, nous donne la paix de l'âme en supprimant les craintes et l'agitation des désirs, en se subordonnant à cette seule fin véritablement estimable qu'est le plaisir catastèmatique. La recherche du plaisir comme "absence de douleur" ne doit donc pas être entendue négativement, comme quelque chose que l'on retranche à ce qui est, mais positivement, comme ce qui traduit un équilibre corporel qui nous fait vivre en harmonie avec nous mêmes aussi bien qu'avec la nature.
Tout plaisir est, par essence, physique, naturel, et ceux de l'âme n'en sont que des variétés; celle-ci est capable, grâce aux sensations, d'anticipation et de délibération, elle nous permet de choisir parmi les plaisirs ceux qui excluent toute souffrance à venir, car "aucun plaisir n'est en soi un mal, mais les effets de certains plaisirs apportent avec eux de nombreux troubles plus intenses que les plaisirs qui les ont causés".
Nous pouvons donc atteindre le bonheur, mais à condition de ne pas rechercher n'importe quels plaisirs et de nous livrer à un calcul permettant de prendre en compte seulement ceux qui nous rendent véritablement heureux. Pour cela, il faut distinguer les plaisirs qui sont naturels et nécessaires, comme manger ou boire, de ceux qui, pour être naturels, n'en sont pas pour autant nécessaires, comme manger une nourriture raffinée, ou trop manger ou trop boire, et dont les conséquences amènent le déséquilibre du corps, et donc la douleur. Quant aux plaisirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires, comme la recherche du pouvoir, des honneurs, ou des richesses, ils proviennent de l'ignorance, de l'opinion creuse et ne peuvent amener aucune vie stable et équilibrée.
Seule la première sorte de plaisirs, ceux qui sont naturels et nécessaires, doit être recherchée: c'est dire que la vie heureuse doit se fonder sur la modération des plaisirs, la recherche du juste milieu, tout excès entraînant invariablement en nous des déséquilibres qui rompent l'harmonie des atomes qui composent notre corps. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faut toujours chercher à satisfaire nos désirs, ni qu'il faut fuir toutes les douleurs et toutes les souffrances; c'est en essayant au contraire d'en surmonter certaines, grâce à l'intervention de la raison et de la volonté qui donnent leur adhésion ou non à telle ou telle inclination, que l'on peut éprouver aussi un plaisir qui n'en a alors que plus de valeur.
La douleur pouvant être surmontée, puisqu'elle est imputable principalement à notre manque de discernement, à notre mauvais jugement dû à notre ignorance des choses, la vie heureuse est possible grâce à la réalisation des plaisirs que l'on choisit.
Libéré des craintes et des superstitions, n'ayant que peu de besoins, vivant à l'écart de la société, le sage épicurien peut prétendre mener une vie paisible et tranquille, être heureux au milieu des tempêtes qui agitent le monde. La philosophie matérialiste et hédoniste d'Epicure nous enseigne qu'il appartient ainsi à chaque homme d'être l'artisan de son propre bonheur.



Epicure: La physique

Ce qu'il y a à la fois d'original et de remarquable dans la philosophie d'Epicure, c'est cette volonté de rendre compte de la nature, de la "physique" au sens étymologique, de manière matérielle, sans faire appel à des forces mystérieuses et incompréhensibles, ou à des êtres surnaturels qu'il faudrait craindre, c'est-à-dire sans avoir recours à des arguments métaphysiques. Non pas qu'Epicure nie l'existence des Dieux - puisqu'ils sont dans les esprits de tous les hommes à travers les simulacres que nous en avons, et qu'ils représentent des modèles de félicité dont il faut s'inspirer pour être sages -, mais tout simplement que, vivant dans des inter-mondes, ni ils ne se préoccupent des affaires humaines, ni ils n'ont crée l'univers. Ce en quoi une telle philosophie de l'immanence introduit une rupture radicale d'avec les mythologies et les traditions religieuses grecques tout autant qu'avec les philosophies de son temps, notamment le Stoïcisme, pour qui nature et Dieu - ou les dieux - ne font qu'un.
L'univers, pour Epicure, est constitué de corps en nombre infini et d'un vide illimité qui existent depuis toujours: "rien ne naît de rien", et "l'univers a toujours été identique à ce qu'il est aujourd'hui, et il sera toujours ainsi de toute éternité" (Diogène Laërce, X, 39); autrement dit, il n'y a jamais eu de commencement du monde, et comme les atomes sont en nombre infini, il existe aussi une infinité de mondes, différents ou semblables au nôtre, dont la création est possible grâce aux intermondes, ces parties de l'univers qui se situent entre les différents mondes.
Parmi les corps, il faut distinguer ceux qui sont composés de ceux qui ne le sont pas et qui constituent les premiers: ils sont semblables à des corpuscules invisibles, insécables (a-tomeïn, qu'on ne peut couper) et immuables. Les atomes sont ces particules de matière solides, compactes, qui ne contiennent aucun vide, et qui varient selon leur grandeur, leur forme et leur poids, qui est à l'origine de leur mouvement de chute vers le bas. Soumis à la pesanteur, tous les atomes déclinent dans le vide jusqu'à ce que les chocs viennent les contrarier et les fasse changer de direction. Ce mouvement hasardeux, "stochastique", des atomes qui les amène à dévier hors de leur ligne de chute due à leur pesanteur, et qui fait qu'ils composent et décomposent les corps qui forment le monde, Epicure le nomme "clinamen", dont la portée philosophique est considérable. En effet, non seulement le clinamen permet d'expliquer la constitution atomique du monde, mais surtout il fonde de manière cosmique et matérielle, c'est-à-dire de façon non métaphysique, la possibilité que l'homme a d'être libre, de ne pas être soumis au Destin: le libre-arbitre n'est rien d'autre qu'un effet de la déclinaison de ces atomes très subtils qui constituent la pensée.
Car notre esprit est matériel, de même nature que le corps, mais composé d'atomes plus subtils et plus fins, et notre conscience naît de la combinaison d'atomes eux-mêmes sans conscience. L'âme pâtit et agit avec le corps, et se compose de ces quatre éléments que sont le souffle, le feu, l'air, et une substance qui ne possède aucun nom mais qui est plus subtile et plus mobile que les trois autres; l'âme se divise elle-même en deux parties, l'une, qui est intimement liée au corps et diffuse en lui, et l'autre, qui est enfermée dans la poitrine et qui n'a pas de rapport direct avec le corps: c'est là que s'exerce la distanciation avec ce qui affecte le corps et que se trouve l'activité volontaire qui présuppose le choix de tel ou tel simulacre plutôt que tel autre.
En eux-mêmes, les atomes ne possèdent pas de qualités, comme la couleur, l'odeur, le son …, ils sont inaltérables : c'est de leur position, de la manière dont ils se composent pour former les corps que proviennent les qualités. Ce que nous percevons se trouve ainsi dans les choses elle-mêmes, et leurs qualités traduisent soit des attributs qui leur appartiennent de manière permanente, soit des accidents, qui ne sont que provisoires.
Le temps représente en ce sens l'accident des accidents, il ne fait pas partie de la structure du monde uniquement composée des atomes et de l'espace où ils se meuvent de manière hasardeuse. C'est des événements eux-mêmes que découle le sentiment de ce qui s'est accompli dans le passé, et le sage épicurien peut à tout moment se soustraire au présent en se souvenant du temps passé. Aussi, pour être heureux, il suffit de l'avoir été ne serait-ce qu'une seule fois, et de choisir d'actualiser un tel sentiment lorsque nous le désirons. Par ces exercices de pensée, le sage peut se créer des joies permanentes, même au seuil de la mort, en se souvenant par exemple des moments d'amitié; ainsi Epicure, malade et au crépuscule de sa vie, s'adresse-t-il à Idoménée en ces termes : "Je vous écris à la fin d'un heureux jour de ma vie : mes maladies ne me laissent pas et elles ne peuvent plus augmenter; à tout cela j'oppose la joie qui est dans mon âme grâce au souvenir de nos discussions passées." (Diogène Laërce, X, 22).
La physique d'Epicure n'a pas ainsi pour finalité la connaissance matérialiste de l'univers et ce qui le compose pour elle-même, mais elle a avant tout pour fonction de nous délivrer de l'ignorance qui produit en nous la crainte et la superstition, et qui nous empêchent d'être heureux.

Epicure: La canonique

La canonique traite des critères et principes de la vérité; elle n'est ni une dialectique comme chez Platon, ni une théorie du concept et de l'argumentation apodictique comme chez Aristote, mais se donne plutôt comme un moyen d'approche de la réalité: son principe est celui de l'évidence sensible qui se comprend comme sensation, anticipation et affection.

1/ La sensation : la sensation est le fondement de toute connaissance, elle naît du contact des corps qui émettent chacun des particules de matière de la même forme et de la même qualité qu'eux, et qui viennent frapper nos sens, provoquer en nous des modifications d'atomes. Ainsi la vue, par exemple, s'explique par le fait que les objets émettent sans cesse de fines particules, des simulacres, "qui se déplacent à une vitesse insurpassable et qui viennent frapper les atomes qui constituent notre âme". C'est dire que la sensation est une donnée brute, antérieure à la raison elle-même qui en dépend; aussi rien ne peut réfuter la sensation qui n'a besoin d'aucune justification.
Le témoignage le plus digne de foi est donc celui des sens, et parler des erreurs et des illusions des sens est, à ce niveau, incongru: ce n'est pas notre sensation qui est fausse, mais bien l'opinion que nous y ajoutons. Ainsi voir de loin, selon l'exemple célèbre des Sceptiques, une tour carrée comme étant ronde, est une sensation vraie pour nous, l'erreur consistant à croire que la tour elle-même est ronde. Un même objet peut donner ainsi à des moments différents des sensations différentes qui représentent autant de saisies de l'instant en fonction duquel il faut avoir tel ou tel type d'attitude, l'erreur consistant à ajouter à cet instant des dimensions qu'il n'a pas.
Le propre de la sensation est donc de saisir uniquement ce qui est présent pour nous, l'essentiel étant de ne pas y ajouter une opinion dont elle n'est pas messagère.

2/ L'anticipation ou prénotion : la simple sensation ne suffit pas, il faut lui ajouter un autre critère, qui est la prénotion, ou anticipation, ou encore "prolepse".
Lorsqu'elle est plusieurs fois répétée, une sensation laisse en nous telle ou telle sorte d'empreinte claire et évidente, une idée : les traits particuliers qui ne se répètent pas disparaissent et seuls les traits communs à toutes les sensations subsistent sous forme d'idée générale. La prolepse nous donne par là la possibilité de devancer la sensation elle-même suivant le type d'empreintes qu'ont laissées en nous des sensations antérieures semblables. Issue des sensations, l'anticipation, en tant que dépassement de l'expérience présente, est une espèce d'idée générale qui doit être confirmée ou infirmée par les sensations elle-mêmes: si la chose conjecturée par l'anticipation ou prénotion se trouve prouvée par l'expérience de la sensation qui la suit, alors elle est confirmée, sinon, elle se trouve infirmée. Lorsque la prénotion porte sur des objets invisibles - le vide par exemple - , il faut faire appel pour prouver sa validité à la notion de non-infirmation - le vide se prouve par cette évidence qu'est le mouvement. Si donc l'infirmation et la non-confirmation sont les critères des choses fausses, la non-infirmation et la confirmation seront ceux des choses vraies.

3/ L'affection : il y a deux sortes d'affections, l'une, conforme à la nature, et qui est le plaisir, et l'autre, étrangère à la nature, qui est la douleur: c'est par elles que l'on doit distinguer ce qu'il faut rechercher et ce qu'il faut fuir, et c'est donc avec elles que commence l'éthique épicurienne. Le sensualisme, dans l'ordre de la connaissance canonique, renvoie à un hédonisme, à une théorie du plaisir, dans l'ordre de l'éthique.